D’octobre 2016 à juillet 2017, Mossoul, deuxième ville d’Irak, devient le théâtre de la guerre urbaine la plus importante depuis la Seconde Guerre mondiale. L’armée irakienne, soutenue par les peshmerga kurdes et une coalition internationale, mène des combats pour déloger l’organisation de l’État islamique (EI ou Daech), qui avait fait de la ville la « capitale » de son « califat » en 2014. Cette séquence de trois ans entraîne le déplacement de près d’un million de personnes et des destructions. Six ans après sa reprise par les forces étatiques, Mossoul fait face à d’importants défis de reconstruction, tandis que les habitants cherchent à transformer les épreuves qu’ils ont rencontrées en des suggestions pour une vie future.
La prise de Mossoul par l’EI ne provoque pas une fuite générale et désorganisée. Lorsque, début juin 2014, résonnent dans la ville les premières attaques djihadistes, rien n’inquiète une population (environ 2,5 millions de personnes) dont l’expérience de menaces diffuses est un élément du quotidien. Comme chaque fois qu’elle se retrouve aux prises avec les affrontements qui éclatent depuis 2003, elle s’immobilise dans l’attente d’un retour au calme. Mais le retrait des forces de sécurité irakiennes annonce les premiers mouvements de population. Ils concernent majoritairement ceux et celles sur qui pèse un danger de mort en raison de leur appartenance confessionnelle ou professionnelle : fonctionnaires, Arabes et Turkmènes chiites, Kurdes, chrétiens, shabaks et yézidis quittent la ville pensant alors se mettre à l’abri. On estime que 75 % de la population demeure sur place (1).
Si les Mossouliotes accueillent favorablement l’EI, dont l’établissement met fin à une gouvernance étatique qu’ils jugent discrétionnaire et corrompue, leurs espoirs de liberté s’évanouissent au fur et à mesure que l’organisation impose un pouvoir autoritaire fondé sur une interprétation stricte du Coran. Daech sème la terreur par un usage de la violence extrême. Pendant près de deux ans, la population vit dans la peur d’être torturée ou exécutée sur la base de simples soupçons. De plus, elle fait face à une grande disette, conséquence des premières opérations menées pour affaiblir les djihadistes. Fin 2016, en l’espace de trois mois, les militaires reprennent la rive est du Tigre. Ils avancent au sol pour limiter les destructions et la mort de civils. Peu d’habitants quittent la ville ; ils se déplacent dans les quartiers voisins en fonction des affrontements. En revanche, les troupes progressent plus péniblement sur la rive ouest, où s’est retranchée la majorité des combattants de l’EI. La configuration de certains quartiers empêche l’utilisation des blindés, l’aviation intervient alors massivement, réduisant 15 quartiers, dont la vieille ville, à l’état de ruines (2). Les autorités tentent d’évacuer les habitants utilisés comme bouclier humain par l’EI. Mais les frappes aériennes et l’usage de mortiers entraînent la mort d’entre 9 000 et 11 000 personnes prises au piège dans les combats.
Reconstruire les habitations, restaurer le patrimoine
Bien que Bagdad annonce publiquement la « défaite » de l’EI en juillet 2017, Mossoul doit faire face à des défis majeurs : 43 % des habitations et 60 à 70 % des infrastructures sont touchées, environ un million de Mossouliotes attendent de pouvoir retrouver un domicile, toutes et tous doivent identifier des voies par lesquelles symboliser leurs souffrances pour y donner un sens (3). Le coût financier pour la réhabilitation et la reconstruction des habitations et des infrastructures à Mossoul est estimé à 1,1 milliard de dollars, dont une importante part devrait être consacrée à la rive ouest. Gouvernement irakien et organisations internationales se retrouvent devant un chantier pharaonique qui comprend les réseaux électriques et d’adduction d’eau, les routes, les ponts, les hôpitaux, les usines, les écoles et les logements. L’occasion de proposer des plans d’aménagement et de développement plus efficaces qu’auparavant. En effet, Mossoul, comme de nombreuses localités en Irak, souffrait déjà de la défaillance ou de l’absence d’infrastructures. La ville portait par ailleurs les stigmates des conflits précédents et faisait face à une expansion urbaine irrégulière due aux mouvements d’exode rural qui touche les régions alentour depuis les années 2000.
Sur requête du gouvernement irakien, la Banque mondiale a diligenté la création d’une équipe pluridisciplinaire chargée d’élaborer la planification de la reconstruction en partenariat avec les autorités locales. Les agences onusiennes UN-Habitat, UNESCO, OIM et UNDP en sont les principaux acteurs. Mais la mise en œuvre des projets est subordonnée à la réalisation au préalable des opérations de déminage et de déblaiement. La guerre a produit environ 11 millions de tonnes de débris, concentrés dans la vieille ville (4). L’impact écologique est considérable. La population se plaint d’être exposée à une pollution des eaux, de l’air et des terres.
Six ans après la défaite de l’EI, la majorité des lieux ont été sécurisés, mais le paysage mossouliote de la rive ouest demeure toujours jonché de décombres. La réhabilitation des habitations sur la rive est, moins touchée par les combats, a été parachevée en l’espace d’un an. En revanche, le processus s’enlise sur la rive ouest, où seuls certains projets au nord ont été menés à leur terme. À l’instar des problématiques de logement, la remise en fonction des infrastructures peine également à avancer. Si la municipalité a reconstruit les usines de traitement des eaux, les stations électriques et une partie importante de l’université, l’ensemble des hôpitaux ne sont pas remis en service et les établissements scolaires croulent sous le nombre d’élèves dans l’attente d’intégrer de nouveaux bâtiments (5).
À côté de la réhabilitation des infrastructures vitales à la population, les autorités font de la restauration du patrimoine historique de la ville une priorité. Cette politique de préservation des monuments s’inscrit également dans une volonté symbolique de réparation face aux destructions délibérées menées par l’EI dans le but de faire table rase d’un sentiment d’appartenance et d’une mémoire. De nouveau, la plupart des projets concernent la vieille ville, où sont situés de nombreux sites archéologiques, culturels et religieux. Après trois ans de chantier préparatoire, la reconstruction de la mosquée Al-Nouri et des églises Al-Saa’a et Al-Tahera a commencé en mars 2022, financée par l’UNESCO et les Émirats arabes unis. D’autres projets de reconstruction concernent les maisons historiques dont la valeur patrimoniale est immense en raison de leur identité architecturale unique : forme, taille et hauteur irrégulières, portail en arc, fenêtres à arc brisé, ornements muraux et finition en marbre local. L’UNESCO s’est jointe à l’Union européenne (UE) pour soutenir la reconstruction de 124 maisons. Mais bien que les financements étrangers ne manquent pas, le travail des équipes locales demeure colossal tant les destructions sont importantes. Il faudra des années pour que les bâtiments puissent être restaurés alors que certains éléments sont définitivement perdus.
Une compétition politique locale
Les Mossouliotes, notamment ceux qui travaillent à la reconstruction, critiquent le manque de coordination entre les acteurs impliqués dans cette dernière. À l’instar d’autres scènes d’intervention, les organisations internationales et non gouvernementales continuent à être dépendantes de leurs propres logiques d’actions néolibérales. Ainsi, il arrive que les projets se superposent et répondent plus au cahier des charges des structures de l’aide qu’aux besoins exprimés par les habitants. Par ailleurs, le contexte politique irakien entrave dans certains cas la mise en œuvre des programmes. L’établissement de l’EI et la guerre qui fut menée pour déloger l’organisation reconfigurent la scène locale. De 2009 à 2013, plusieurs partis sunnites forment l’union Al-Habda, qui domine le conseil provincial de Ninive. La campagne de violence conduite par l’administration Nouri al-Maliki (2006-2014) contre les groupes paramilitaires sunnites et l’attitude discriminatoire et répressive de son armée envers la population entraînent de nombreuses mobilisations et nourrissent une vague de mécontentements sur laquelle l’EI et d’autres formations, telles que l’Armée des hommes de la Naqshbandiyya (nostalgique de Saddam Hussein), vont s’appuyer pour prendre le contrôle de la ville en 2014.
Le renversement de Daech en 2017 fait pencher la balance du pouvoir en faveur du bloc national chiite et des Unités de mobilisation populaire (Hached al-Chaabi). Pour son rôle présumé dans la prise de Mossoul, Athil Noudjaïfi est destitué de ses fonctions de gouverneur en 2015 et remplacé par Nofal Agub. À la solde des partis chiites et des Unités de mobilisation populaire, il est accusé de corruption et de détournement de fonds publics alloués à la reconstruction. De concert avec l’alliance armée chiite qui contrôle désormais Mossoul, ils procèdent à l’extorsion de pots-de-vin auprès des entreprises de construction, exigent que leur soient réglées des taxes sur toutes les circulations de matériaux et usent de leur pouvoir sur le marché des appels d’offres (6). Par ailleurs, Nolaf Agub refuse régulièrement de signer les projets de développement portés par les organisations internationales et non gouvernementales, les obligeant à contourner l’administration locale en passant directement par Bagdad, ce qui retarde leur mise en œuvre. Bien qu’il ait été relevé de ses fonctions en 2019, ses agissements ont des conséquences notables. Aucun mouvement politique sunnite cohérent n’arrive à émerger alors que les Unités de mobilisation populaire ont eu le temps de consolider leur ancrage au sein de l’administration de la province. La nomination du général Najim al-Jibouri, nouveau gouverneur de Ninive, semble remporter l’adhésion des habitants, mais il reste qu’en l’absence d’une coordination entre le bureau du gouverneur, le Conseil provincial et le gouvernement central, la reconstruction et le développement de Mossoul en pâtissent au détriment de la population.