Quelques enseignements
L’échange de frappes débouche paradoxalement sur une double démonstration de force. Iranienne d’abord, parce que le nombre d’armes lancées en une seule attaque correspond à plus du double de celui de la frappe combinée la plus importante menée par les Russes contre l’Ukraine entre le 1er janvier et le 31 mai 2024, soit celle de la nuit du 21 au 22 mars (151 munitions, soit 63 Geran‑2/Shahed‑136, 46 missiles balistiques ou aérobalistiques et 42 missiles de croisière). Israélienne ensuite, parce que démonstration aura été faite que son système de défense multicouche développé à grands frais depuis trois décennies a résisté à l’épreuve d’une attaque de saturation et que la Heyl Ha’Avir conservait sa capacité de frapper à volonté même les zones les mieux défendues de l’Iran.
Néanmoins, nombre de questions restent en l’état ouvertes puisque tant Téhéran que Tel-Aviv semblent surtout s’être employés à mener des actions à vocation démonstrative. Ainsi, l’ampleur des stocks iraniens de missiles balistiques et israéliens de missiles antimissiles, qui définissent leur capacité respective à mener ce type d’affrontements dans la durée, demeure méconnue, tout comme le sont la taille maximale des volées que le commandement Al – Ghadir peut tirer simultanément et, concomitamment, le nombre de cibles que la défense israélienne peut engager dans un laps de temps réduit avant de devoir recharger ses lanceurs.
De manière plus globale, l’épisode semble conforter de nouveau, après la neutralisation par une batterie de Patriot ukrainienne de 16 missiles de croisière et aérobalistiques la ciblant directement dans la nuit du 15 au 16 mai 2023 – un seul de ses composants a été touché dans l’engagement –, l’arrivée à maturité des systèmes de défense antibalistiques. De fait, les Russes ont quasi renoncé à viser des cibles situées dans la bulle couverte par les Patriot, soit principalement Kyiv, avec des missiles (aéro)balistiques. Ce satisfecit pourrait cependant bien être partiel au point d’en être trompeur. En effet, si la salve de missiles iranienne était inédite par son ampleur, Israël est vraisemblablement le pays disposant de la protection antibalistique la plus dense au monde, du fait du nombre d’effecteurs en service et de la superficie réduite à couvrir. Bien peu d’autres États auraient par conséquent pu s’en sortir à si bon compte.
Se pose donc pour d’autres nations la question de la capacité financière à disposer de tels boucliers, le prix d’une unique batterie de Patriot étant estimé à un milliard de dollars, et à produire ou à acquérir les stocks de munitions permettant de faire face à des frappes de grande ampleur dans la durée – la production de missiles PAC‑3 actuelle se situant par exemple autour de 600 unités par année. L’épée est en revanche bien moins coûteuse. Les missiles balistiques, engins de terreur devenus armes de précision, peuvent être acquis en grande quantité, aisément produits de manière endogène, comme l’ont démontré les Iraniens, et potentiellement offrir un substitut partiel à une force aérienne (6), notamment pour ce qui relève du counter – air en visant les bases aériennes, les radars et les défenses antiaériennes, ou même de frappes contre des objectifs tactiques ponctuels, comme le démontrent régulièrement les Russes et les Ukrainiens, ou encore les Houthis pour ce qui relève de cibles maritimes.
Notes
(1) Ramin Parham, « Gardiens de l’ordre, l’ordre des Gardiens », Outre-Terre, no 28, 2011/2 ; Behnam Ben Taleblu, « Arsenal. Assessing the Islamic Republic of Iran’s Ballistic Missile Program », FDD Press, février 2023 ; Stijn Mitzer & Joost Oliemans, The Armed Forces of North Korea: On the Path of Songun, Helion and Company, 2020.
(2) Defense Intelligence Agency, Iran Military Power (DIA, 2019) ; « Iran’s Missile Milestones », 23 février 2024 et « Iran’s Missile Program: Past and Present », 29 juin 2020 (www.iranwatch.org) ; Shahryar Pasandideh, « Under the Radar, Iran’s Cruise Missile Capabilities Advance », warontherocks.com, 25 septembre 2019 ; Seth J. Frantzman, « Iran’s “Khaybar Shekan”: The missile used by Tehran to attack in Syria », Jerusalem Post, 31 janvier 2024.
(3) Babak Taghvaee, « Pakistan retaliates », Air Forces Monthly, avril 2024 et « Iran’s failed bombardment », Combat Aircraft Journal, vol. 25, no 6, juin 2024.
(4) Fil X (ex-Twitter) d’Emanuel Fabian (@manniefabian), 12 au 15 avril 2024 ; Jean-Jacques Mercier, « Épées de fer : quelles leçons pour la défense aérienne israélienne ? », Défense & Sécurité Internationale, hors-série no 93, décembre 2023-janvier 2024 ; Heather Mongilio, « U.S. Warships in Eastern Mediterranean Down Iranian Ballistic Missiles », USNI news, 14 avril 2024.
(5) Babak Taghvaee, « Message to the Ayatollahs », Air Forces Monthly, juin 2024.
(6) C’est le cas de l’Iran, qui peine à renouveler les parcs d’une force aérienne obsolescente. Voir Joseph Henrotin, « L’Iran, puissance de l’échange aérobalistique », Défense & Sécurité Internationale, no 170, mars-avril 2024.
Légende de la photo en première page : La puissance aérobalistique iranienne est certes impressionnante, mais la frappe des 13 et 14 avril a aussi montré plusieurs échecs de tir. (© Mohasseyn/Shutterstock)