Un accroissement rapide et important, mais non coordonné, des dépenses militaires peut donner l’illusion d’un meilleur niveau de défense sans nécessairement produire les effets attendus. Le rebond récent des dépenses militaires peut s’avérer trompeur s’il ne s’inscrit pas dans la durée et si ces budgets ne sont pas coordonnés. Cela est particulièrement vrai en Europe compte tenu de la dispersion des efforts entre de multiples pays. En réalité, le tout est moins que la somme des parties, ce qui pose un problème quand nous souhaitons comparer les dépenses militaires en Europe avec celle d’un adversaire extérieur. Nous pouvons même parler de déséconomies d’échelle.
Le vrai défi des pays européens est d’éviter une dispersion et un manque de cohérence dans les dépenses militaires ; ce qui pose donc la question de la mutualisation des efforts afin d’augmenter l’efficacité de la dépense. L’important n’est pas tant le niveau d’effort que le rendement de ce dernier pour atteindre l’effet militaire recherché. De plus, agir de manière dispersée ne rend pas très crédible l’outil de défense et réduit la capacité de dissuasion envers des adversaires potentiels.
Or les pays européens font face à un double paradoxe. Quand les budgets étaient faibles, l’appétence pour la coopération s’est réduite, comme le montrent les statistiques de l’Agence européenne de défense, alors que la raréfaction des moyens aurait dû inciter les pays à mettre en commun leurs ressources. Quand les budgets sont repartis à la hausse, le réflexe des États semble avoir été de renationaliser leurs efforts de défense ; ils ont ainsi perdu une occasion de maximiser l’efficacité de ces nouvelles ressources par une action conjointe. Ainsi, quelle que soit la tendance budgétaire, tout semble aller à l’encontre de la coopération qui devrait, pourtant, être un réflexe rationnel compte tenu de la dispersion des dépenses militaires en Europe.
Certes, il existe ce que Tomas Valasek (5) avait appelé des « îlots de coopération ». Si elles sont insuffisantes pour améliorer significativement l’impact global des dépenses militaires, ces coopérations ont démontré leur capacité à accroître le retour sur investissement des dépenses associées. La coopération dans l’armement terrestre entre la France et la Belgique (programme CaMo) montre la voie, tout comme la coopération similaire entre les Pays-Bas et l’Allemagne ou la coopération navale entre la Belgique et les Pays-Bas depuis de nombreuses années. Ces îlots de coopération restent toutefois trop rares et insuffisamment portés par une dynamique de sécurité collective en Europe.
Cela pose la question du rôle que peut ou que doit jouer l’Union européenne afin de permettre aux Européens de surmonter la dispersion de leurs dépenses militaires. La mise en œuvre du Fonds européen de défense et d’autres instruments (Action de soutien à la production de munitions – ASAP, Renforcement de l’industrie européenne de la défense au moyen d’acquisitions conjointes – EDIRPA) se fonde sur des incitations financières en faveur de la mutualisation des efforts et sur des règles de coopération qui devraient améliorer l’efficacité de la dépense en permettant d’éviter des duplications inutiles, au travers de projets concurrents, et de dégager des économies d’échelle, au travers de programmes communs.
Cette évolution institutionnelle apparaît bien plus importante que l’accroissement des budgets à long terme. Sans rationalisation, le risque est grand de saupoudrer les dépenses et de ne pas atteindre la masse critique qui permettrait d’optimiser l’emploi de ces budgets. L’adoption cette année de la Stratégie industrielle de défense européenne (EDIS) ouvre la voie à une approche globale qui devrait permettre de tirer le meilleur parti des nouveaux instruments mis en place depuis 2016 afin d’inciter les pays européens à mutualiser leurs efforts. Cette démarche est importante, car, dans le cas contraire, le surcroît de dépenses pourrait s’avérer être un coup d’épée dans l’eau.
Notes
(1) Florian Dorn, Niklas Potrafke et Marcel Schlepper, « European defence spending in 2024 and beyond : How to provide security in an economically challenging environment », EconPol Policy Report vol. 8, no 45, Ifo Institute, Munich, janvier 2024.
(2) Renaud Bellais, « Sondervermögen, l’arme secrète de l’Allemagne pour renforcer sa défense », Défense & Sécurité Internationale, no 162, novembre-décembre 2022, p. 24-26.
(3) Jean-Pierre Maulny, « The impact of the war in Ukraine on the European defence market », IRIS, Paris, septembre 2023.
(4) Audition devant la commission de la Défense nationale et des Forces armées, Assemblée nationale, Paris, 5 octobre 2011.
(5) Tomas Valasek, « Surviving austerity : The case for a new approach to EU military collaboration », Centre for European Reform, Londres, avril 2011.
Légende de la photo en première page : L’augmentation des budgets permet d’abord de reconstituer des stocks dont la valeur a largement été démontrée par la guerre d’Ukraine. (© Laurent Guichardon/MBDA)