Pour se défendre, les démocraties doivent lutter contre des menaces aussi bien intérieures qu’extérieures. Devront-elles se renouveler pour survivre face à leurs insuffisances, amplifiées par l’effet de la mondialisation, et leurs adversaires autoritaires qui composent selon d’autres règles du jeu ?
L’année 2024 a frappé par le nombre de consultations électorales, programmées ou inattendues, qui s’y sont déroulées. Cela projette l’impression d’une humanité engagée dans de nombreux processus politiques, a fortiori en considérant le nombre de pays à régime considéré comme démocratique qui ont participé à ce mouvement. On ne fera pas l’erreur de confondre élections et démocratie, comme cela avait été fait un peu rapidement par le politologue américain Samuel Huntington au début des années 1990 (1). Sur les cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU, les trois démocraties ont eu ou auront des élections cette année, le régime autoritaire russe a reconduit son président au pouvoir depuis 1999 et la Chine est toujours un régime de parti unique.
La fréquence des élections cette année n’entame pas l’impression partagée par de nombreux contemporains que la démocratie, en tant que régime politique, ou en tant que régime établi dans des pays spécifiques, se porte mal. L’analogie historique la plus fréquente de cette époque est de regarder vers les années 1930, qui ont combiné crise démocratique, crise économique et crise de la sécurité internationale, et parait correspondre au présent. On ne compte plus les ouvrages inquiets pour l’avenir de la démocratie dans un cadre national ou global (2).
De nombreux aspects de la crise démocratique se manifestent à l’international, comme en interne, voire dans les réponses qu’on tente d’apporter à cette crise. Celle-ci s’observe dans des régions et pays de situations fort différentes et par des manifestations diverses.
Les défis d’ordre géopolitique contre la démocratie
Les spécialistes des relations internationales connaissent bien les lignes du discours de Périclès devant les Athéniens, retranscrit par Thucydide, au début de la guerre du Péloponnèse au Ve siècle av. J.-C. Le stratège athénien exaltait le rôle politique primordial de ses concitoyens et en faisait une force militaire pour s’opposer aux cités ennemies d’Athènes, où le peuple n’exerçait pas la souveraineté. Il y a aussi une « loi historique » qui supposerait que les démocraties ne se font pas la guerre. C’est à cette lumière qu’est considérée la tentative d’étendre le champ de la démocratie libérale dans le monde survenue dans les suites des chutes des régimes communistes entre 1989 et 1991. C’est aussi une des explications avancées pour décrire l’hostilité de plusieurs puissances à régime autoritaire contre celles qui sont à régime démocratique de nos jours. Thomas Gomart, directeur de l’Institut français des relations internationales, a avancé dans son étude Les ambitions inavouées que l’objectif poursuivi par plusieurs des puissances « néo-impériales » qu’il a étudiées était de contrer la démocratie libérale (3).
Dans les après-guerres du XXe siècle, les démocraties victorieuses ont considéré que le remplacement de régimes autoritaires réputés menaçants et recourant trop facilement à la force armée par des régimes démocratiques contribuerait à la sécurité internationale et collective. C’était la mise en œuvre du slogan de l’ex-président américain Woodrow Wilson : « Le monde doit être rendu sûr pour la démocratie. » L’échec de la République de Weimar, en Allemagne, ainsi que des courtes expériences de nombreux pays d’Europe centrale, ont lourdement pesé dans les mémoires historiques européennes. La IIIe République française, s’effondrant devant l’agression nazie en juin 1940, en a aussi fait une expérience amère. L’héritage de cette défaite a inspiré l’article 16 de la Constitution de la Ve République en 1958, pour prévenir toute destruction de la démocratie française par une autre attaque extérieure.
La philosophie du plan Marshall, mise en œuvre en Europe occidentale à partir de 1947, a aussi tiré une leçon de l’entre-deux-guerres pour consolider la démocratie dans ces pays, grâce à la reconstruction économique et au libre-échange. De même, c’est une puissante aide à la démocratisation qu’ont connue les pays d’Europe du Sud dans les années 1970-1980, puis d’Europe centrale et orientale dans les années 1990, avec la perspective d’adhésion à l’Union européenne. Le soft power célébré par l’ancien secrétaire adjoint à la Défense pour les affaires de sécurité internationale américain, Joseph Nye (4), a joué en faveur des États-Unis et de l’Europe à cette même époque, et constitue un aboutissement de la pensée développée dans les années 1940 par George F. Kennan, ancien secrétaire d’État adjoint des États-Unis, pour expliquer les buts politiques et sécuritaires de la politique de containment, s’appuyant sur l’épanouissement des populations du bloc occidental pour résister aux subversions communistes (5).