Le Hezbollah, l’« enfant chéri » décapité
En choisissant d’ouvrir les hostilités avec Israël dès le 8 octobre 2023, en solidarité avec le Hamas, le secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah (1960-2024), a pris une lourde responsabilité. Il a lié son sort à celui de Yahya Sinwar (1962-2024), le chef du Hamas à Gaza et l’« architecte » des massacres du 7 octobre, alors qu’il n’avait pas la maîtrise de cette opération. Le Hezbollah s’est montré trop confiant dans l’ampleur de son arsenal de 200 000 roquettes et missiles pointés vers Israël et dans ses 50 000 combattants (100 000, selon certaines sources), dont la moitié sont des réservistes et 10 000 font partie de la troupe d’élite de la force Radwan. Rapidement, le Hezbollah a perdu l’initiative des opérations face aux coups de plus en plus durs portés par Israël, qui ne s’est jamais satisfait du statu quo frontalier fait d’échanges de tirs « mesurés ». L’État hébreu, dont quelque 100 000 habitants ont dû fuir le nord du pays pour échapper aux tirs du Hezbollah, a joué l’escalade permanente dans le cadre d’un conflit qu’il avait visiblement préparé depuis des années…, depuis la semi-défaite de l’été 2006 qui avait vu le Hezbollah lui tenir tête et lui infliger des pertes inédites au sol.
À partir de fin décembre 2023, Israël a porté des coups de plus en plus précis, visant les chefs militaires et commandants de la milice chiite libanaise. Le ciblage de l’état-major du Hezbollah s’est intensifié jusqu’à l’été 2024, avec l’assassinat de Fouad Chokr (1962-2024), le chef d’état-major du mouvement, dans un appartement du sud de Beyrouth. À ce moment-là, le Hezbollah croit encore au scénario d’une répétition de 2006, auquel il se prépare depuis deux décennies, sans comprendre combien son organigramme est éventé et combien ses rangs sont infiltrés. Cette réalité va éclater au grand jour avec l’opération menée par Israël d’explosion simultanée de milliers de bipeurs appartenant à des cadres du mouvement, le 17 septembre 2024. Encore sous le choc, il va perdre son chef incontesté, Hassan Nasrallah, dans un raid aérien le 27 septembre, dans la banlieue sud de Beyrouth.
Arrivé à la tête du mouvement en 1992, dix ans après sa création en pleine invasion du Liban et à l’instigation des Gardiens de la révolution iraniens (pasdaran), Hassan Nasrallah est l’incarnation du Hezbollah. C’est lui qui a forgé cette formidable force militaire, politique et économique, qui, à bien des égards, dépasse un État libanais absent, déliquescent. Principal « architecte » de la politique intérieure libanaise, sur laquelle le Hezbollah occupe une position hégémonique, il est devenu la tête de file de l’« axe de la résistance » depuis l’assassinat de Qassem Soleimani, le chef iranien de la force Al-Qods, en janvier 2020 par une frappe de drone américain à Bagdad.
D’une fidélité sans faille au Guide suprême de la révolution, Ali Khamenei (depuis 1989), Hassan Nasrallah a acquis une dimension régionale. Il est le « fondé de pouvoir » de l’Iran au Proche-Orient. C’est lui qui est intervenu militairement au Liban pour sauver le régime Al-Assad, à la demande de Téhéran, à partir de 2012-2013. Sous sa houlette, le Hezbollah est devenu une armée et a réussi à instaurer une forme de dissuasion avec Israël. Il est le principal « bouclier » du programme nucléaire iranien : qu’Israël frappe l’Iran, et il encourra une pluie de missiles tirés depuis le Liban. Enfin, c’est Hassan Nasrallah qui a donné au Hezbollah son ampleur, faisant de lui à la fois une milice, un parti politique, une société caritative et religieuse, une entreprise commerciale, un cartel international de la drogue et une organisation terroriste aux ramifications s’étendant sur les cinq continents. Cette croissance démesurée du Hezbollah est aussi à l’origine de sa perte. Il a perdu de sa sobriété et de sa rigueur, qui le rendaient imperméable aux infiltrations étrangères.
La soudaine escalade menée par Israël, suivie d’une offensive au sol ayant manifestement reçu un feu vert américain, n’a pas (encore ?) anéanti toutes les capacités militaires du Hezbollah, mais il s’est trouvé largement amoindri. Nombre de ses caches d’armes et de missiles ont été détruites par l’aviation israélienne. D’autant que Téhéran, peu désireux d’entrer en guerre ouverte avec Israël et son allié américain, n’a pas donné son feu vert à l’emploi des missiles de précision que possède le mouvement chiite libanais. Israël semble décidé à l’anéantir et, après s’en être pris à son appareil militaire, vise son service de renseignement, son organisme de financement, en clair, l’ensemble de ses structures. Voilà le Hezbollah revenu au temps de la guérilla d’avant 2006 : une milice et non plus une armée. Il y a fort à parier que la mort de Hassan Nasrallah et l’ampleur de ses pertes vont pousser le parti à la paranoïa sur la scène intérieure, où ses ennemis et adversaires pourraient être tentés de profiter de son affaiblissement pour retrouver leur influence sur la scène politique libanaise, soumise à l’hégémonie du Hezbollah depuis plus d’une décennie.