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« Infléchir la détermination de nos adversaires potentiels dès le stade de la compétition »

Pour autant, la connaissance et l’anticipation sont des fonctions stratégiques identifiées depuis le LBDSN de 2008. Comme je l’ai évoqué précédemment, le rôle des armées est notamment de contribuer à la connaissance des capacités et des intentions des différents compétiteurs. C’est dans ce but que nous accentuons nos efforts sur la compréhension de la situation, sur la veille stratégique et sur la prévention des agressions de toute nature, consacrant ainsi le rôle primordial du renseignement d’intérêt militaire.

Tout en nous efforçant de discerner les intentions de nos compétiteurs, nous analysons tout ce qui contribue à une meilleure compréhension de la conflictualité. Les enseignements du conflit au Haut-­Karabagh font ainsi l’objet d’une étude et d’une exploitation approfondies. Au-delà, nous conduisons régulièrement des activités de type «wargaming» ou «braingaming», qui visent à nous permettre de mieux orienter notre réflexion sur la stratégie de nos compétiteurs et adversaires.

Enfin, outre cette capacité d’anticipation que nous nous efforçons de renforcer, nous cherchons à accroître notre capacité de réaction : prendre les décisions adaptées en un temps très court, pour empêcher l’adversaire de nous placer devant un fait accompli.

Vous avez indiqué plusieurs à reprises qu’il faut « gagner la guerre avant la guerre ». Or le spectre des opérations contemporaines dépasse largement la guerre : actions sous le seuil de violence, usage de milices maritimes ou terrestres, actions cognitives contre notre population, etc. Une démocratie peut-elle effectivement l’emporter dans pareil cadre ?

La Vision stratégique propose justement de dépasser cette dichotomie guerre/paix par trop réductrice. En définissant les notions de guerre «avant» la guerre et de guerre «juste avant» la guerre, elle offre un cadre pour analyser ce que vous appelez «opérations contemporaines». Les différents modes d’action que vous mentionnez illustrent d’ailleurs pleinement cette extension de la conflictualité qu’évoque également la Vision stratégique. La multiplication des domaines de confrontation est propice à ce que l’on appelle des stratégies hybrides et de contournement de la puissance. Ces stratégies sont généralement difficiles à attribuer et sont conçues pour rester sous le seuil du conflit ouvert. Souvent, l’un des enjeux pour celui qui les met en œuvre est de maîtriser l’escalade afin d’éviter le basculement de la contestation à l’affrontement.

Dans ce contexte, on a parfois le sentiment qu’il existe çà et là une certaine réticence vis-à‑vis de ces stratégies hybrides, ou à tout le moins une vision très négative, comme si elles étaient nimbées d’une aura sulfureuse. Il est vrai que les armées des démocraties, par nature respectueuses du droit, ne mettent en œuvre que des modes d’action légaux, ce qui n’est pas le cas de tous nos compétiteurs. Les stratégies hybrides nous offrent toutefois toute une panoplie de modes d’action, inscrits dans un cadre légal robuste – j’insiste sur ce point – et qui peuvent contribuer à l’atteinte de nos objectifs. C’est la raison pour laquelle nous devons impérativement apprendre à maîtriser ces stratégies : il s’agit de pouvoir contrer nos compétiteurs et adversaires et de mettre en œuvre ces stratégies à notre profit.

L’actuel mandat présidentiel va se terminer cette année, mais la LPM doit encore déboucher sur de nouvelles augmentations budgétaires – dans un contexte marqué par une plus grande attention à la haute intensité et une relative réduction des opérations extérieures. Le risque n’est-il pas que le politique considère la préparation et l’entraînement comme de l’inaction, avec à la clé un risque de révision à la baisse de la LPM ?

Cette question renvoie à la notion centrale de crédibilité. L’exercice «Zapad‑21» est une excellente illustration d’une action de démonstration de puissance. Sur les territoires russe et biélorusse, à proximité immédiate d’une zone de tension avec les pays occidentaux, l’armée russe a réalisé un déploiement massif, exposé des capacités nouvelles – pas nécessairement déjà en service opérationnel –, invité des armées étrangères à participer ou à observer et mis en œuvre une stratégie de communication complète. Avec cet exercice, Moscou a signifié sa détermination, pesé sur les perceptions et renforcé sa stratégie de puissance. Et il ne s’agissait pourtant «que» de préparation opérationnelle!

Pour gagner la guerre avant la guerre, il faut montrer à ses compétiteurs, mais aussi à ses partenaires et alliés, que l’on est crédible et prêt, le cas échéant, à s’engager et à l’emporter dans l’affrontement. En ce sens, la préparation et l’entraînement des armées françaises contribuent directement à l’expression de la volonté de notre pays. Les grands exercices et déploiements de circonstance, que ce soit sur le territoire national, en mer ou à l’étranger, nous permettent de nous entraîner et de nous préparer aux engagements les plus variés et les plus complexes. Ils constituent un signalement stratégique pour nos compétiteurs ou adversaires potentiels; ils permettent d’agir dans le champ des perceptions et de démontrer la crédibilité et la détermination des armées françaises. C’est ce que nous développons dans la Vision stratégique, et ce que nous expliquons, notamment devant la représentation nationale. Je ne pense donc pas qu’une éventuelle réduction de nos engagements en opération entraîne mécaniquement une diminution des moyens qui sont alloués aux armées, et ce d’autant moins au moment où le monde connaît un niveau de menace et de tension inédit depuis la fin de la guerre froide.

La LPM 2019-2025 est une première marche vers l’ambition opérationnelle 2030, qui permet de «réparer» et de régénérer les armées puis de remonter en puissance en vue de la haute intensité. Cette loi de programmation s’inscrit dans un effort de fond, soigneusement pesé, que nous devons absolument poursuivre, car il conditionne la capacité des armées à faire face aux menaces qui pèsent sur la France et les Français.

Propos recueillis par Joseph Henrotin, le 14 janvier 2022.

Note

(1) Le Centre interarmées de concepts, de doctrines et d’expérimentations (CICDE) a également publié un document intitulé Multimilieux et multichamps (M2MC), la vision française interarmées – CIA-0.1.1_M2MC (2021).

Légende de la photo en première page : Visite du général Burkhard au Centre air de planification et de conduite des opérations (CAPCO), en novembre 2021. (© C. Vernat/Armée de l’Air et de l’Espace/Défense)

<strong>Pour aller plus loin...</strong>
Article paru dans la revue DSI hors-série n°82, « Les ailes françaises volent vers 2030 », Février-Mars 2022.
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