Magazine Les Grands Dossiers de Diplomatie

L’Ukraine, l’Europe et l’ordre international au défi d’une guerre russe

Depuis la fin de la guerre froide, la diplomatie américaine s’efforce d’atteindre, non pas une relation fraternelle ou productive, mais un degré de confiance minimal afin d’aborder les enjeux de sécurité, comme le contrôle des arsenaux nucléaires, cruciaux aux yeux des deux rivaux. En outre, les États-Unis ne pourront pas se permettre de rompre les relations avec plusieurs acteurs sur le long terme. Les ambitions chinoises en Indo-Pacifique restent l’une des préoccupations majeures à la Maison-Blanche, et pour les encadrer en bonne intelligence, les États-Unis ne pourront pas être monopolisés indéfiniment par le conflit ukrainien. Ainsi, comme Bruxelles, Washington a certainement envisagé de renouer le dialogue avec Moscou, une fois Vladimir Poutine hors-jeu. Néanmoins, les délais de son départ sont inconnus et il serait présomptueux d’imaginer que le futur président russe soit plus malléable ou plus enclin à renouer avec l’Occident. Cela ouvre une nouvelle question, celle de l’acceptation des États-Unis face au développement européen en matière de défense et d’autonomie stratégique.

Au cours de pourparlers de paix qui ont eu lieu fin mars entre l’Ukraine et la Russie, Kiev semblait prête à sacrifier une adhésion à l’OTAN et acceptait un statut de neutralité contre un accord international pour garantir sa sécurité, dont les signataires seraient les États-Unis, la Chine, la France, le Royaume-Uni, la Turquie, l’Allemagne, la Pologne et Israël. Un tel accord est-il envisageable ?

Un tel accord parait difficilement envisageable, pour ne pas dire impossible. Volodymyr Zelensky fait preuve d’une certaine habileté en le proposant, dans la mesure où l’esprit de l’article 5 de l’OTAN (dont sont membres bien des pays évoqués comme garants d’un tel accord de sécurité) est bien trop prégnant pour convaincre la partie adverse. Si ces pays décident de venir en aide à l’Ukraine, ils deviendront de facto des belligérants contre la Russie, et en vertu du principe de solidarité de l’Alliance Atlantique, celle-ci se retrouverait alors en guerre contre Moscou, ce que tout le monde veut éviter du fait évidemment du risque d’escalade nucléaire.

La question de la Crimée et du Donbass pourrait être exclue temporairement des négociations de paix. Une paix est-elle réellement envisageable et durable sans prendre en compte ces territoires ?

La situation actuelle laisse peu de place aux réclamations pour un retour de la Crimée en Ukraine. Chaque partie semble, pour le moment, s’accommoder du transfert de la région d’un pays à l’autre. En revanche, les scénarios se complexifient autour des deux républiques séparatistes prorusses de Donetsk et Lougansk dans le Donbass. Depuis 2014, les forces ukrainiennes tentent de reprendre le contrôle de ces territoires et l’on constate aujourd’hui que Moscou reconcentre son effort militaire sur cette région, où risque donc de se poursuivre le conflit. Pendant les négociations, si les deux républiques épaulées par la Russie plaident pour une autonomie de l’intégralité de la région en suivant les limites administratives — qui augmenteraient de deux tiers le territoire acquis par les séparatistes au 21 février 2022 —, il est en effet fort peu probable que Kiev accepte, d’autant plus que les Ukrainiens peuvent avoir le sentiment de bénéficier d’une dynamique positive dans la guerre après avoir chassé les troupes russes des environs de leur capitale.

Il est encore trop tôt pour voir des perspectives claires se dessiner sur le statut de ces républiques, mais trois scénarios où Kiev accepterait de « perdre » ces territoires peuvent être envisagés. Première option, les républiques deviendraient des régions autonomes avec un statut sur mesure tout en restant au sein de l’Ukraine ; deuxième option, elles deviendraient des républiques indépendantes, comme semblait le reconnaître Vladimir Poutine le 21 février 2022 ; enfin, troisième possibilité, Kiev accepterait leur annexion par la Russie à l’issue d’un référendum local qui lui serait défavorable.

Depuis l’invasion de l’Ukraine, il est souvent question d’une possible extension des velléités russes vers d’autres pays. La Pologne et les pays baltes se sentent directement menacés et certains parlent des Balkans comme d’un nouveau foyer de conflits attisé par Moscou. Quid de ces situations ? Quels sont les risques pour la sécurité de l’Europe ?

La vigueur des réponses européennes face à l’invasion se justifie certes, par la volonté évidente de soutenir un peuple privé de ses droits fondamentaux, mais surtout, par la crainte que l’opération ne soit la première étape d’un projet global. Une réussite russe serait synonyme d’encouragements pour déployer de nouveaux projets plus ambitieux, comme se tourner vers les pays baltes. Cette menace, ou la perception que les Européens en ont, Volodymyr Zelensky a su l’exploiter pour attirer l’attention sur le fait que son pays luttait aussi pour éviter qu’un tel scénario ne puisse se concrétiser et qu’à ce titre, il devait être résolument soutenu. Toutes proportions gardées, les difficultés militaires et les résultats « décevants » de l’opération en Ukraine ont prouvé la fragilité des moyens matériels à disposition du Kremlin pour servir ses ambitions. Après plusieurs semaines d’embourbements, les forces russes ont échoué à conquérir Kiev tout en égratignant leur image de puissance militaire. La menace à l’égard de l’Europe semblait beaucoup plus grande au premier jour de l’invasion qu’elle ne l’est à présent. Toutefois, si elle n’est pas imminente, l’Europe aurait tort de ne lui accorder aucun crédit sur le long terme.

Plus globalement, l’invasion de l’Ukraine a produit un bouleversement de l’ordre international qui prévalait jusqu’à présent. Quels seront les rapports de force à l’avenir ?

Au regard de l’histoire, l’invasion de février 2022 est aussi marquante que la chute du mur de Berlin. La brèche est désormais ouverte pour redéfinir les dynamiques géopolitiques sur la scène internationale.

Le retour de l’antagonisme entre la démocratie et l’autocratie reste au cœur de la vision américaine. En décembre 2021, Joe Biden organisait (sans grand succès) un sommet des démocraties pour appuyer l’un des fondements de son programme électoral : afficher que les États-Unis entendaient retrouver leur rôle de leader des démocraties et organiser un front commun de celles-ci contre des régimes autoritaires qui montent en puissance et déstabilisent l’ordre international. Le conflit en Ukraine pourrait ainsi être le sas d’entrée vers une scène internationale régie selon l’antagonisme autocratie-démocratie. Il est primordial que Moscou ne gagne pas cette guerre pour empêcher ce scénario de se concrétiser.

Avec une note d’optimisme, la guerre en Ukraine pourrait être celle qui permet d’éviter le retour d’une dynamique de blocs : si les puissances occidentales démontrent leur capacité d’unité et de détermination, elles mettront en échec le jeu des régimes autoritaires et s’éloigneront du prisme des « puissances déclinantes ». Dans le meilleur des cas, cette démonstration de force pourrait contraindre les régimes autoritaires à accepter de s’inscrire dans un ordre international libéral pour assurer leur propre sécurité et prospérité. L’hésitation de Pékin à supporter pleinement la politique russe est le signe qu’une logique d’antagonisme et de blocs connue sous la guerre froide n’est peut-être pas inévitablement à l’ordre du jour.

Propos recueillis par Alicia Piveteau le 1er avril 2022, révisés le 7 avril 2022.

Article paru dans la revue Les Grands Dossiers de Diplomatie n°67, « Quel avenir pour la Russie de Poutine ? », Avril-Mai 2022.

À propos de l'auteur

Julien Tourreille

Chercheur en résidence à l’Observatoire sur les États-Unis de la Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques (UQAM).

À propos de l'auteur

Blanche Lambert

Cartographe et fondatrice de AB Pictoris (https://abpictoris.com/).

0
Votre panier