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Pourquoi Israël veut enrôler les ultra-orthodoxes dans l’armée

Alors qu’Israël mène une guerre dans la bande de Gaza, les changements apportés à une exemption de recrutement vieille de plusieurs décennies pour le groupe démographique qui connait la croissance la plus rapide menacent de fracturer la coalition du Premier ministre Benyamin Netanyahou et d’exacerber les dissensions internes du pays.

Qui sont les Juifs ultra-orthodoxes d’Israël ?

La branche ultra-orthodoxe, ou haredim, du judaïsme est apparue dans l’Europe du XIXe siècle en réaction aux changements sociaux qui ont accompagné l’industrialisation et l’urbanisation rapides de l’époque. Ses adeptes, les Haredim, respectent strictement les lois de la Torah et vivent généralement dans des communautés conservatrices et isolées qui limitent leurs contacts avec les Juifs non haredim et les non-Juifs. Bien que le mouvement ait débuté parmi les Juifs ashkénazes, originaires d’Europe de l’Est, les Juifs non ashkénazes représentent aujourd’hui 33 % des 1,28 million de Haredim d’Israël (2). Aujourd’hui, les Haredim ne représentent que 13,5 % de la population totale d’Israël, mais compte tenu de leur taux de natalité élevé (3), on prévoit qu’un Israélien juif sur trois sera haredim d’ici 2060 (voir graphique p. 15).

L’importance accordée par la communauté à l’étude de la Torah conduit la plupart des hommes haredim à ne pas poursuivre d’études supérieures ou de travail rémunéré, ce qui se traduit par des taux de chômage et de pauvreté disproportionnés. Cette priorité accordée à l’étude de la Torah explique également pourquoi les dirigeants haredim plaident depuis longtemps en faveur de politiques qui exemptent les Haredim du service militaire obligatoire auquel sont astreints les autres Israéliens juifs.

Quel rôle les Juifs haredim ont-ils joué dans la politique israélienne ?

Les dirigeants haredim se sont depuis longtemps engagés avec des politiciens non haredim pour promouvoir leurs intérêts locaux. Les deux principaux partis haredim d’Israël sont United Torah Judaism [Judaïsme unifié de la Torah] (UTJ) et Shas. Ce dernier représente spécifiquement les Haredim qui ne sont pas originaires d’Europe de l’Est, contrairement à la base ashkénaze de l’UTJ. Bien qu’aucun des deux partis n’ait jamais obtenu la majorité ou la pluralité des sièges à la Knesset, ils ont été les piliers du gouvernement pendant des décennies, car les cabinets israéliens sont formés par le biais de coalitions, ce qui permet aux petits partis comme UTJ et Shas d’être les faiseurs de roi.

Créés à l’origine comme des partis non sionistes qui ne soutenaient pas le nationalisme laïque, la flexibilité d’UTJ et de Shas sur les politiques relatives aux Palestiniens leur a historiquement permis de former des coalitions avec des partis de gauche qui accordaient moins d’importance à l’expansion de la présence israélienne en Cisjordanie, ainsi qu’avec des partis de droite, non haredim, qui soutenaient l’expansion des colonies mais embrassaient également d’autres priorités haredim. Dans les coalitions de gauche comme de droite, les partis haredim ont pu obtenir des concessions importantes, telles que l’augmentation des prestations sociales pour la communauté haredim et le maintien d’une exemption de recrutement vieille de plusieurs décennies.

Depuis la création d’Israël en 1948, les Haredim ont pu échapper à la conscription obligatoire en reportant leur service tout en fréquentant des yeshivot, des écoles d’étude de la Torah. Jusqu’au début des années 2010, les Premiers ministres libéraux et conservateurs ont largement soutenu cette exemption. Mais au fur et à mesure que la communauté haredim du pays s’est développée, le nombre de Haredim exemptés est monté en flèche — de 400 en 1948 à 60 000 aujourd’hui — et un nombre croissant de Juifs israéliens non haredim, qui sont tenus de faire leur service, se sont plaints que l’exemption leur imposait un fardeau disproportionné. L’exemption a également fait l’objet de contestations juridiques de la part de la Cour suprême d’Israël, qui a annulé plusieurs versions de l’exemption depuis 1998 et qui, en 2017, a ordonné au gouvernement de légiférer pour trouver une solution à la crise de l’enrôlement des Juifs haredim. Pendant des années, les gouvernements successifs ont échoué dans leurs tentatives d’adopter un projet de loi sur la question et ont demandé des prolongations à la Cour suprême alors que les négociations se poursuivaient.

L’incertitude concernant l’exemption et d’autres facteurs ont poussé les partis haredim vers la droite politique ces dernières années. Si les Juifs haredim désapprouvent encore largement le nationalisme laïque, le taux de pauvreté élevé de la communauté a poussé un nombre croissant d’entre eux à s’installer dans des colonies moins chères en Cisjordanie, ce qui dissuade les partis haredim de former des coalitions avec des partis de gauche qui se sont montrés ouverts à des processus de paix impliquant des transferts de terres en faveur des Palestiniens. Des considérations démographiques entrent également en ligne de compte. Un pourcentage croissant de Juifs haredim ne sont pas ashkénazes et tendent à être plus à droite que les Juifs ashkénazes, même sur des questions non religieuses. Les Haredim constituent également la population la plus jeune d’un pays où les opinions de droite sont les plus populaires parmi les jeunes Juifs.

Lors des élections israéliennes de 2022, le Premier ministre de retour au pouvoir, Benyamin Netanyahou, a profité de ces sentiments pour revenir au gouvernement dans une coalition avec UTJ et Shas, qui détiennent actuellement dix-huit des soixante-douze sièges de la coalition à la Knesset. Alors que certains des opposants libéraux de M. Netanyahou avaient fait campagne en promettant de mettre fin à l’exemption de conscription, M. Netanyahou a offert des concessions aux Haredim. Il s’agissait notamment d’une exemption permanente inscrite dans sa proposition de réforme judiciaire qui, si elle avait abouti, aurait neutralisé la capacité de la Cour suprême à bloquer les lois codifiant l’exemption.

Comment la guerre entre Israël et le Hamas a-t-elle affecté les tentatives d’enrôlement des Haredim ?

Les attaques du Hamas sur Israël, le 7 octobre 2023, ont fait échouer la réforme judiciaire de Netanyahou et ont incité certains Haredim à participer aux efforts militaires du pays. Au cours des dix premières semaines de la guerre, 2000 Haredim ont tenté de s’enrôler dans l’armée (4), ce qui ne représente qu’une petite fraction des personnes éligibles, mais le double de la moyenne annuelle de la communauté. Néanmoins, les dirigeants politiques haredim ont maintenu qu’ils quitteraient le gouvernement, déclenchant ainsi des élections, si celui-ci n’adoptait pas une exemption permanente de conscription pour les étudiants de la Torah. Malgré les efforts de M. Netanyahou pour faire passer une certaine forme d’exemption, des querelles intestines ont empêché sa coalition de respecter le délai fixé par la Cour suprême pour résoudre la question de la conscription ; les membres de son gouvernement les plus soucieux de sécurité ont refusé de soutenir de telles propositions, compte tenu des besoins accrus en personnel de l’armée dans le contexte de la guerre. Dans des arrêts historiques, la Cour a ordonné que les Haredim commencent à s’enrôler dans l’armée et a suspendu le financement gouvernemental des yeshivot dont les étudiants ne se conformaient pas à la loi.

Cette décision n’aura toutefois qu’un impact immédiat limité. Cette année, Israël ne peut enrôler que 3000 des quelque 60 000 hommes haredim éligibles, en raison des contraintes liées à la guerre qui pèsent sur les capacités de sélection et d’entrainement de l’armée et des aménagements religieux exigés par les Haredim, tels que les unités séparées en fonction du sexe. Malgré leurs menaces, UTJ et Shas n’ont pas encore quitté la coalition, de sorte que Netanyahou pourrait encore légiférer pour résoudre la crise avant qu’elle ne devienne la cause de la défaite de son gouvernement d’extrême droite. L’UTJ et le Shas reconnaissent probablement que la convocation d’élections les ferait presque à coup sûr sortir du scrutin, comme l’ont suggéré de récents sondages, ce qui les incite à rester au sein du gouvernement et à négocier.

Mais le temps ne peut que renforcer l’opposition des Israéliens non haredim à l’exemption de service. Depuis le 7-Octobre, le gouvernement a repoussé l’âge limite pour le service de réserve de Tsahal de 40 à 41 ans pour les soldats réguliers et de 45 à 46 ans pour les officiers, ce qui a suscité la colère des Israéliens non haredim, qui ont dû augmenter leur propre service pour compenser l’absence de participation militaire haredim. En outre, l’ouverture potentielle d’un second front au Liban pourrait mettre en évidence les pénuries de main-d’œuvre de l’armée israélienne, et la résistance de longue date de la communauté haredim à contribuer à combler cette lacune ne ferait qu’exacerber ces tensions internes. Selon les experts, le taux de croissance de la population haredim est susceptible d’aggraver les fractures sociétales révélées par la crise de la réforme judiciaire, non seulement entre la gauche laïque et une droite de plus en plus religieuse, mais aussi entre la droite nationaliste israélienne et la droite haredim.

Notes

(1) Ce texte est une version traduite de l’article de Simone Lipkind, publié le 31 juillet 2024 
(https://​www​.cfr​.org/​i​n​-​b​r​i​e​f​/​w​h​y​-​i​s​r​a​e​l​-​w​a​n​t​s​-​d​r​a​f​t​-​u​l​t​r​a​-​o​r​t​h​o​d​o​x​-​m​i​l​i​t​ary).

(2) https://​en​.idi​.org​.il/​a​r​t​i​c​l​e​s​/​3​2​775

(3) https://​www​.haaretz​.com/​2​0​2​1​-​1​1​-​2​2​/​t​y​-​a​r​t​i​c​l​e​/​.​p​r​e​m​i​u​m​/​p​o​p​u​l​a​t​i​o​n​-​f​o​r​e​c​a​s​t​-​f​o​r​-​2​0​5​0​-​o​n​e​-​o​u​t​-​o​f​-​t​h​r​e​e​-​i​s​r​a​e​l​i​-​j​e​w​s​-​w​i​l​l​-​b​e​-​u​l​t​r​a​-​o​r​t​h​o​d​o​x​/​0​0​0​0​0​1​7​f​-​e​d​4​8​-​d​4​c​d​-​a​f​7​f​-​e​d​7​8​7​9​0​6​0​000

(4) https://​www​.nytimes​.com/​2​0​2​4​/​0​3​/​0​4​/​w​o​r​l​d​/​m​i​d​d​l​e​e​a​s​t​/​i​s​r​a​e​l​-​h​a​r​e​d​i​-​m​i​l​i​t​a​r​y​-​s​e​r​v​i​c​e​-​i​d​f​.​h​tml

Légende de la photo ci-dessus : Rassemblement haredim lors d’un mariage. En 2025, l’armée israélienne doit admettre 4800 soldats ultra-orthodoxes, et 20 % de plus en 2026, pour un total de 5700 conscrits, l’armée réclamant 12 000 recrues de plus annuellement pour faire baisser la pression sur les réservistes. (© Shutterstock)

Article paru dans la revue Les Grands Dossiers de Diplomatie n°85, « Géopolitique d’Israël », Avril-Mai 2025.
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