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L’islam politique : définition et enjeux d’un mouvement pluriel

Pourquoi est-ce que je parle de succès ? Qui remet en cause le droit successoral en Tunisie, au Maroc ou en Algérie ? Quasiment personne. Un large spectre de partis politiques en contexte majoritairement musulman, de la gauche séculariste à la droite, n’ose aborder le sujet ou remettre en cause le principe d’un héritage deux fois plus favorable aux hommes, aux frères, qu’aux femmes, épouses ou sœurs. Culturellement, je pense de ce point de vue que l’islamisme répond à une certaine demande en matière politique et religieuse, en dépit du fait qu’il ait dû remiser une partie de son utopie d’État islamique, d’application de la Loi de Dieu, intégralement, et de reconstitution du califat aboli en 1924. Il faut bien distinguer l’utopie de l’idéologie qui, elle, reste vive, vivace et attractive auprès de segments de la population, votante ou non. Et puis, point n’est besoin pour une idéologie de continuer de prospérer sans être intégralement réalisée, ici et maintenant. En conclusion, peut-on parler d’échec idéologique ? L’idéologie islamiste, labile, est en partie en échec certes, mais rien ne nous permet de dire que c’est définitif. Pas plus qu’il n’est raisonnablement possible de parler d’échec politique de l’islamisme, du moins une fois pour toutes.

Que penser notamment de la large défaite du parti islamiste PJD au Maroc en septembre 2021, alors que dans l’Algérie voisine, c’est le parti islamiste MSP qui revendique la victoire des législatives de juin dernier ?

Il faut impérativement distinguer les situations pour analyser précisément les résultats, réussites, échecs ou aléas électoraux des partis islamistes institutionnels dans un pays ou un autre. Toutefois, quel que soit le pays majoritairement musulman, ce type de courant islamiste dispose d’une solide base sociale, d’un savoir-faire militant et organisationnel et de relais nombreux dans la société, en particulier dans les milieux urbains, éduqués et conservateurs. Je me limiterai présentement au cas marocain : la défaite du Parti de la Justice et du Développement s’explique aussi bien par ses impérities politiques (avec un accompagnement et une accélération d’orientations économiques néo-libérales aux conséquences fâcheuses pour les classes moyenne et populaire) (2), que par les configurations du régime — avec un roi aux pouvoirs politiques et économiques prééminents —, par sa présence dans un gouvernement idéologiquement hétéroclite, et par un écart de plus en plus grand entre sa posture moraliste ou moralisante, dans l’opposition, et sa pratique, une fois au gouvernement. Mais une défaite politique de l’islamisme ne doit jamais être interprétée comme un échec culturel, et encore moins comme sa fin programmée, même si incontestablement, une forme de banalisation peut affecter sa popularité.

Sait-on si l’apparition et la disparition de l’État islamique ont eu un impact sur les idées, les moyens ou les approches des différents courants de l’islam politique ?

Je dirai moins « la disparition », même si celle-ci a soulagé bien des islamistes légalistes, que son apparition. Rappelons au passage que Daech n’a pas « disparu ». Il sévit notamment en Afghanistan, avec le retour au pouvoir des talibans. Il y a eu quelques flottements ou ambiguïtés parmi les différents courants de l’islam politique, au moment de l’émergence de l’organisation État islamique, vers 2014-2015, c’est-à-dire avant les attentats en Europe. Dès lors que Daech frappait des cibles occidentales, les régimes syrien et irakien en particulier, nombre d’acteurs du courant islamiste — qui jugent ces attaques parfaitement iniques et illégitimes — soit ne disaient rien, soit cautionnaient ou justifiaient leur bien-fondé, fût-ce à demi-mots. Le leader d’Ennahda, Rached Ghannouchi, refusa de traiter de « mécréants » les activistes de Daech, mais pis, affirma qu’ils étaient « l’incarnation de l’islam en colère » (3), sans dire un mot sur le contexte géopolitique qui avait rendu possible cette expansion débridée de la violence, pour les musulmans comme pour les non-musulmans. Ce qui démontre, en creux, la force sociale et politique qu’il attribue à l’idéologie religieuse, contrairement aux allégations de François Burgat. Pour être complet et juste, Ghannouchi avait déclaré en avril 2015 sur les antennes de CNews que « Ennahda est opposé au terrorisme sous toute ses formes, et où qu’il frappe […] contre l’antisémitisme et contre toute discrimination, ethnique ou religieuse » (4). À d’autres moments, au lendemain de la révolution tunisienne, il a pu envoyer des messages plus ambigus, de soutien aux Ligues de protection de la révolution, particulièrement violentes, estimant qu’elles en étaient « la conscience » (5).

Cependant, le terrorisme de Daech a généralement créé du trouble au sein des courants islamistes légalistes, surtout lorsqu’il s’est mis à frapper en Occident des cibles civiles. Ces courants craignaient précisément d’être assimilés au terrorisme et de voir leur crédibilité chanceler au sein de leurs sociétés respectives, sans parler des retombées en termes de relations avec des pays occidentaux de premier plan. Dans notre pays, Musulmans de France, l’ex-Union des organisations islamiques de France (UOIF), qui est une organisation néo-frériste (ou néo-islamiste), a redoublé de condamnations du terrorisme après 2015. En toute objectivité, les radicaux de Daech ne rendent pas service aux islamistes légalistes, car ils obstruent la volonté constante de normalisation et de crédibilisation de ces derniers dans le champ religieux et politique légal en tant qu’acteurs associatifs ou institutionnels.

Justement, que pensez-vous de l’impact du procès des attentats du 13-Novembre en France sur l’image de l’islam politique ? Quelles peuvent en être les conséquences sur les rapports entre l’islam et la politique ?

Il est difficile de répondre de manière trop générale à votre question. En revanche, il est sûr que des groupuscules, des organisations et des hommes politiques ne s’embarrassent pas outre mesure de proposer un quelconque nuancier de l’islamisme : pour tous ceux-là, islam politique légaliste et islam radical à dimension et à ambition terroristes, c’est, si je puis dire, du pareil au même, bonnet blanc et blanc bonnet. Pourtant, les attentats de janvier 2015 et plus encore ceux de novembre de la même année ont provoqué une onde de choc sans précédent dans les milieux musulmans pratiquants en général et socialement engagés à l’instar de Musulmans de France en particulier. Cela s’est concrètement traduit par des condamnations encore plus fortes et répétées de la violence au nom de l’islam que par le passé. Ainsi, aussi bien les attentats que le procès en cours amènent et amèneront sans aucun doute les associations musulmanes de tendance « Frères musulmans » à désinvestir la politique pour se recentrer sur les affaires religieuses. Soyons clairs à ce propos : ils craignent également d’être la cible du ministère de l’Intérieur et de dissolution, à l’image de ce qui est arrivé au Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) fin 2020, accusé par le gouvernement d’entretenir « un soupçon permanent de persécution religieuse de nature à attiser la haine, la violence ou la discrimination » (6).

Propos recueillis par Léa Robert et Thomas Delage, le 13 septembre 2021.

Notes

(1) https://​udmf​.fr/​m​o​u​v​e​m​e​n​t​.​h​tml, consulté le 24 août 2021.

(2) Le Parti de la Justice et du Développement a échoué dans sa lutte contre la corruption ; il a accompagné et même accéléré un modèle économique néo-libéral, avec un recul de l’âge du départ à la retraite, l’augmentation des prix des produits de première nécessité, la hausse du prix de l’électricité et de l’eau, du prix des carburants, etc. Il a également échoué pour ce qui est de l’amélioration de la situation démocratique du pays, puisque ses dirigeants au gouvernement ou en dehors, se sont révélés incapables de monter au créneau pour défendre les journalistes emprisonnés pour délit d’opinion, etc.

(3) Rached Ghannouchi, « Les membres de Daech ne sont pas des mécréants », Kapitalis, 16 octobre 2016 (http://​kapitalis​.com/​t​u​n​i​s​i​e​/​2​0​1​6​/​1​0​/​1​6​/​r​a​c​h​e​d​-​g​h​a​n​n​o​u​c​h​i​-​m​e​m​b​r​e​s​-​d​a​e​c​h​-​n​e​-​s​o​n​t​-​p​a​s​-​d​e​s​-​m​e​c​r​e​a​n​ts/).

(4) CNEWS sur Twitter, 5 avril 2015, consulté le 25 août 2021 (https://​mobile​.twitter​.com/​C​N​E​W​S​/​s​t​a​t​u​s​/​5​8​4​7​5​9​0​6​7​3​7​0​9​9​1​616).

(5) E. Auffray, « Ces Ligues qui «protègent» la révolution tunisienne », Libération (https://​www​.liberation​.fr/​p​l​a​n​e​t​e​/​2​0​1​3​/​0​1​/​1​4​/​c​e​s​-​l​i​g​u​e​s​-​q​u​i​-​p​r​o​t​e​g​e​n​t​-​l​a​-​r​e​v​o​l​u​t​i​o​n​-​t​u​n​i​s​i​e​n​n​e​_​8​7​3​9​49/) consulté le 25 août 2021.

(6) J.-P. Stroobants, « Dissous en France, le CCIF est soupçonné de vouloir renaître en Belgique », Le Monde, 17 février 2021 (https://​www​.lemonde​.fr/​s​o​c​i​e​t​e​/​a​r​t​i​c​l​e​/​2​0​2​1​/​0​2​/​1​7​/​d​i​s​s​o​u​s​-​e​n​-​f​r​a​n​c​e​-​l​e​-​c​c​i​f​-​e​s​t​-​s​o​u​p​c​o​n​n​e​-​d​e​-​v​o​u​l​o​i​r​-​r​e​n​a​i​t​r​e​-​e​n​-​b​e​l​g​i​q​u​e​_​6​0​7​0​2​9​3​_​3​2​2​4​.​h​tml), consulté le 10 septembre 2021

Légende de la photo en première page : Le 5 mars 2021, des habitants d’Istanbul se réunissent devant la mosquée Sainte-Sophie pour la prière du vendredi. Le 24 juillet 2020, le président Recep Tayyip Erdoğan officialisait la transformation de Sainte-Sophie, joyau de l’empire byzantin construit au VIe siècle et ayant la fonction de musée depuis 1934, en un lieu dédié au culte musulman. Par cette décision, jugée comme une manœuvre politico-religieuse, le président turc espérait renforcer son pouvoir, notamment auprès de son électorat, alors que le pays est fragilisé par une crise sanitaire et économique. (© Shutterstock)

<strong>Pour aller plus loin...</strong>
Article paru dans la revue Les Grands Dossiers de Diplomatie n°64, « Géopolitique de l’islam », Octobre-Novembre 2021.

À propos de l'auteur

Haoues Seniguer

Spécialiste des rapports entre islam et politique en France et de l’islamisme au Maroc, maitre de conférences à Sciences Po Lyon, chercheur au laboratoire Triangle (CNRS/ENS, Lyon).

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