Magazine Moyen-Orient

Regard d’Élias Khoury sur l’identité et la lutte des Palestiniens

Votre roman est construit en miroir entre l’histoire d’un poète de l’époque omeyyade (661-750), Waddah al-Yaman ( ?-708), et la vie d’un certain Adam Dannoun, marchand israélien installé à New York. Faut-il un Autre pour penser son histoire individuelle et collective ?

Élias Khoury : Dès le VIe siècle, la littérature classique arabe introduit cette notion de double avec la forme duelle (1) que l’on retrouve ensuite dans Les Mille et Une Nuits : cette structure de la narration éclaircit l’Autre parce que les histoires sont des miroirs. De mon côté, j’utilise cette technique parce que l’identité pure, qu’elle soit nationale, ethnique ou personnelle, n’existe pas. Elle est constituée d’un mélange de différentes identités qui permettent de comprendre et l’Autre et nous-mêmes, en miroir. Dans mon roman Yalo (Actes Sud, 2004), le jeune homme du même nom, élevé comme musulman par un Kurde, vient du milieu syriaque, petite minorité chrétienne. Dans Sinalcol : Le miroir brisé (Actes Sud, 2013), tout est jeu de miroirs. Et dans Les enfants du Ghetto aussi, parce que l’Autre est la seule façon de se voir et de se construire dans un jeu de mosaïque constructif et réflexif. Ainsi, Hassan Dannoun, le père du héros, a été tué, mais il n’est pas mort. On ne peut tuer ni un individu ni un peuple parce que la mort est une métaphore, la grande métaphore de notre vie humaine. À mon sens, tous les gens sont vivants dans les autres, c’est ce qui constitue encore des histoires de jeu de miroirs. Chacun peut parler de personnes disparues qu’il a aimées et qui continuent de vivre à travers lui, dans sa façon de penser ou dans ses rêves. La vie est importante et la mort l’oblige à être créatrice.

Comment qualifiez-vous l’apport du poète palestinien Mahmoud Darwich (1941-2008) dans vos écrits et dans la littérature arabe en général ?

Il était le grand poète et écrivain arabe, un des trois ou quatre noms qui ont forgé la Palestine. Après la Nakba de 1948, la Palestine – y compris le nom « palestinien » – a disparu, car ceux qui sont restés sont devenus soit Jordaniens, soit des réfugiés au Liban et en Syrie, mais pas des Palestiniens, et les Palestiniens d’Israël étaient des « Arabes » et non des Palestiniens à proprement parler. La structure identitaire palestinienne a donc été forgée par Mahmoud Darwich, Ghassan Kanafani (1936-1972) ou Émile Habibi (1922-1996). Ils ont recréé cette Palestine culturelle, terre où toutes les victimes peuvent s’identifier à eux. C’est l’essence véritable de la Palestine, vraie métaphore humaine qui a permis de transcender et de fédérer tout ce qu’il n’était pas possible de faire concrètement parce que les territoires étaient dispersés. Cela a permis de dépasser l’impossibilité de créer un territoire. La littérature est allée au-delà des frontières pour pratiquement créer une identité culturelle avec une terre perdue, une identité de survie pour dépasser les conditions amères de la vie quotidienne des Palestiniens. Elle joue un rôle fédérateur en recollant tous ces morceaux ; à défaut d’avoir une unité territoriale et un État laïque, il existe une unité imaginaire qui donne de l’espoir.

« Nous craignons de tout perdre si nous venons à perdre l’illusion de l’appartenance », dites-vous. L’identité palestinienne est-elle possible ?

Oui. C’est un mélange d’identités, forgé surtout dans les travaux de Mahmoud Darwich… et peut-être dans mon roman La Porte du soleil (Actes Sud, 2003), qui fonde cette appartenance sur la relation des paysans palestiniens à leur terre depuis qu’ils en ont été chassés en 1948, au moment de la Nakba ; elle constitue leur identification à la terre et aux oliviers et, pour une raison étonnante, les Israéliens détruisent les oliviers de Palestine et les remplacent par des palmiers importés de Californie (États-Unis). Par ailleurs, les Palestiniens parlent le même dialecte que les Libanais et les Syriens, et ont créé leur propre identité, un peu différente de la nôtre et des autres Arabes. Les Palestiniens restés en Israël sont d’ailleurs appelés « Arabes » par les Israéliens ; c’est le seul peuple à être appelé ainsi : tous les autres Arabes sont Libanais, Syriens, Saoudiens… sauf les Palestiniens. Cela participe, de la part des Israéliens, d’une volonté de destruction de l’existence de l’Autre (le Palestinien) parce qu’ils n’ont jamais accepté et reconnu les Palestiniens en tant que peuple.

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