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Maverick s’en va en guerre (d’Ukraine). L’arme aérienne et la puissance de son imaginaire

Ce récit a par ailleurs connu un réel écho à l’étranger. Celui-ci permettait tout à la fois de mettre en exergue la résistance acharnée de l’Ukraine et de renforcer son « capital sympathie » induit – bien malgré elle – par son statut de pays agressé. Pour l’anecdote, dans le petit monde des maquettistes, ICM – une marque ukrainienne – a proposé son MiG-29 au 1/72 dans une boîte aux couleurs du « fantôme ». Fait notable, la marque, comme argument commercial, promettait de reverser 50 % du produit des ventes de ce kit aux forces armées de Kiev. D’autres marques non ukrainiennes (les polonais IBG et Mistercraft) en ont également profité pour sortir des déclinaisons de ce même appareil.

Entre fétichisation et technolâtrie : le cas du Bayraktar

Dans le cas de la guerre en Ukraine, la fascination exercée par la troisième dimension dépasse toutefois la figure « classique » des as. En effet, les drones, s’ils ont parfois été perçus par les pilotes de chasse comme une menace pour leur statut (4), voire pour leur légende, ont, dès les premiers jours du conflit, fait l’objet d’une attention à part entière au sein des opinions publiques d’Ukraine et d’ailleurs. Là encore, les réseaux sociaux en ont été à la fois les témoins et les relais. Le clip Bayraktar, sorti début mars 2022, illustre la fascination parfois morbide que peut exercer cette technologie. Sur fond de musique enjouée, les images de frappes « vues du cockpit » alternent avec celles de véhicules calcinés.

Autre évènement au moins aussi significatif, en juin dernier, un crowdfunding a été lancé en vue de financer l’achat de trois de ces appareils pour les forces armées ukrainiennes. Fait notable, cet appel au don lancé depuis la Lituanie a amené Baykar, la société productrice dudit drone, à annoncer que ceux-ci seraient finalement offerts à l’Ukraine. Depuis, des initiatives similaires ont été lancées au Canada ou en Norvège (5).

Il serait exagéré de parler d’un simple effet de mode né de l’attention médiatique accordée à ces armes durant les premières semaines de la guerre. Ces appels au don ont en effet été lancés durant ce que certains observateurs ont appelé la deuxième phase du conflit, à savoir le basculement de l’effort russe vers le saillant de Kramatorsk. Au cours de celle-ci, le rôle de l’artillerie fut davantage mis en avant dans les médias, notamment après les multiples frappes ukrainiennes dans la profondeur russe. Sur le plan technique, ce sont surtout les CAESAR, HIMARS et autres M-777 qui, par les dégâts qu’ils ont infligés aux dépôts de munitions russes, retinrent l’attention.

Ce que suggère cet engouement (relativement) durable autour du Bayraktar, c’est que le potentiel d’attraction de la troisième dimension dépasse le seul récit des « chevaliers du ciel ». L’idée d’une victoire par les airs, formalisée avec l’avènement du bombardier stratégique au début du XXe siècle, séduit toujours au XXIe. Qu’importe que l’idée de « victory through air power » ait été battue en brèche (ou, à tout le moins, fortement nuancée) tant par les historiens que par l’épreuve des faits (6) : sa trace demeure éminemment perceptible dans les opinions. À ce niveau, il ne semble pas exagéré d’affirmer que ces dernières demeurent largement susceptibles de verser dans la « technologisation », c’est-à-dire d’accorder une importance démesurée au rôle du seul facteur technologique dans l’issue d’un conflit (7). Si ce biais n’est évidemment pas propre à l’aviation (8), il fut particulièrement visible dans les débats qui ont germé dans la foulée de l’invasion russe.

No-fly zone et dons d’avions : entre bons sentiments, méconnaissances diplomatiques et raccourcis stratégiques

L’attrait qu’exerce l’arme aérienne dans les débats publics est en effet loin d’être anodin : l’imaginaire qu’il charrie sous – tend bon nombre de propositions sur lesquelles tant le militaire que le politique sont amenés à se prononcer. Ainsi, dès les premiers jours du conflit, deux initiatives ont été abondamment commentées dans les États occidentaux : la mise en place d’une no-fly zone et l’envoi d’appareils à l’Ukraine. Dans les deux cas, le facteur technologique éclipsait les considérations politiques, stratégiques ou encore techniques.

La première proposition sonne comme un écho aux opérations « Deny Flight» et « Unified Protector ». En substance, elle traduit un puissant effet de halo que l’on peut résumer ainsi : puisque cette mesure a porté ses fruits en Bosnie et en Libye, alors elle marchera en Ukraine. Cela révèle une méconnaissance du contexte de ces deux opérations, les opinions publiques (surtout occidentales) faisant un peu trop rapidement l’impasse sur l’écart de puissance entre les armées bosno-serbe de 1995 ou libyenne de 2011 et l’armée russe de 2022. S’il est évident que les forces du Kremlin ont été qualitativement surestimées par bon nombre d’observateurs, celles-ci n’en bénéficiaient pas moins de moyens antiaériens considérables. En d’autres termes, la mise en place d’une zone d’exclusion aérienne n’aurait pas été une promenade de santé et d’importants moyens auraient dû être engagés sur un délai bien plus long.

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