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L’industrie de l’armement russe et « l’opération spéciale » : adaptabilité, forces et faiblesses

Les belligérants utilisent aussi des missiles et des drones pour frapper des cibles dans la profondeur du dispositif ennemi. Véritable « trou dans la raquette » de l’armée russe au début du conflit, les drones ont connu depuis une brusque expansion de leur développement et leur production par le CMI russe. Le groupe Zala Aero joue à cet égard un rôle de premier plan avec son drone kamikaze Lancet massivement employé par l’armée russe pour démolir aussi bien des positions ukrainiennes que pour mettre hors service des pièces d’artillerie (comme le canon M777 américain par exemple). Néanmoins, une solution de tuilage a dû être trouvée afin de compenser l’épuisement des stocks russes après les premiers mois du conflit, et avant l’entrée en production plateau des munitions rodeuses de Zala Aero. Ce tuilage a été assuré par les drones kamikazes iraniens de type Shahed qui ont commencé à être livrés par Téhéran dès l’automne 2022 (6). Rebaptisés Gueran-2 par l’armée russe, leur production a été localisée en Russie, au Tatarstan, et massifiée. Selon le Wall Street Journal, 4 000 unités auraient été produites depuis 2022 sur le site d’Elabouga, dont les capacités doivent permettre de produire à terme 6 000 drones kamikazes par an (7). Selon le commandement des forces aériennes ukrainiennes, la Russie aurait envoyé 2 277 Gueran contre des cibles en Ukraine rien que sur le premier semestre 2024, dont 1 953 auraient été interceptés (8). Les Gueran sont utilisés en essaim quasi quotidiennement dans les frappes contre les objectifs militaires et les infrastructures critiques (centrales thermiques, nœuds ferroviaires, usines…) avec les missiles de croisière Kalibr et, plus sporadiquement, les missiles hypersoniques Kinzhal emportés par le MiG-31K. À cette panoplie s’ajoutent les missiles sol-sol Iskander et ceux de l’aviation à long rayon d’action Kh-55 et Kh-101.

Le théâtre naval reste peu sollicité : les Ukrainiens font planer une menace diffuse et permanente avec leurs drones de surface et leurs batteries côtières sur les unités et infrastructures de la flotte russe de la mer Noire. De son côté, la marine russe utilise ses bâtiments comme des plates-formes de tir de missiles de croisière. Enfin, l’arme aérienne reste sous-employée même si les chasseurs multirôles Su-34 causent d’énormes destructions aux positions ukrainiennes avec leurs bombes planantes (FAB-500, FAB-1500 et, depuis le mois de juin, FAB-3000) équipées du kit UPMK (9), et présentées par Kyiv comme très difficiles à intercepter. La défense antiaérienne est en effet fortement sollicitée de part et d’autre pour l’interception des drones et missiles. La Russie met en avant le système Tor-M2 (défense aérienne de courte portée) qui semble présenter une certaine efficacité contre les drones. Les systèmes antiaériens Buk, Pantsir et S-350 Vityaz semblent quant à eux plus adaptés à l’interception de roquettes tirées depuis les LRM Vampire ou HIMARS, ou des missiles ATACMS. Enfin, bien que peu visible, la guerre électronique fait rage en vue notamment de brouiller et de détraquer les drones qui sont massivement employés sur le champ de bataille.

Résilience et adaptabilité : la mobilisation de la BITD russe

Contrairement à une idée largement répandue en Occident, la Russie n’est pas entrée dans une économie de guerre. Il n’y a ni mobilisation générale ni réquisition, et le gouvernement russe fait tout son possible pour que coexistent deux réalités : celle des combats et de « l’opération spéciale » d’un côté, et de l’autre la vie « normale » que continuent de vivre des dizaines de millions de personnes à travers le pays, exception faites de celles établies dans les régions frontalières de l’Ukraine (10). Si l’économie russe s’est contractée de 2,1 % en 2022 (11), elle a connu une croissance de 3,6 % en 2023, et les estimations pour 2024 placent la croissance dans une fourchette située entre 2,2 % (BERD) et 3,2 % (FMI). Les investissements publics en capital fixe consentis par le gouvernement russe (+3,3 % en 2022, +9,8 % en 2023) (12) sont à l’origine de ces rebonds, et la production industrielle, liée directement au CMI, joue le rôle de moteur de la croissance russe. Sur les cinq premiers mois de l’année 2024, elle connait une croissance de 5,2 %, et l’industrie de transformation 8,8 % (13). En 2023, le secteur de la construction — lié aussi aux activités militaires — a également contribué à la croissance économique avec une progression de 6,6 % (14). Les régions qui tirent le plus profit de cette nouvelle réalité économique sont celles où sont implantées les entreprises de l’OPK : les régions de Toula, Riazan, Iaroslavl, Tver, Penza, Omsk, Sverdlovsk, et de l’Oudmourtie notamment. Dans ces sujets, le niveau de croissance de l’industrie atteint souvent deux chiffres (15).

En visite à Toula en février dernier dans une des entreprises du CMI, le président russe a déclaré que les 6 000 entreprises de l’OPK employaient 3,5 millions de personnes, tandis que 10 000 entreprises travaillaient indirectement pour le complexe militaro-industriel (16). L’explosion des dépenses de défense — 3,9 % du PIB en 2022, 6,7 % en 2023 et 8,7 % en 2024 — a conduit à des recrutements massifs : 520 000 emplois créés au cours des deux premières années du conflit, selon le ministère russe de l’Industrie et du Commerce (17). Toutefois, les entreprises de l’OPK sont confrontées à un déficit de main-d’œuvre : 160 000 postes resteraient à pourvoir selon le vice-Premier ministre Denis Mantourov, qui occupait le poste de ministre de l’Industrie et du Commerce jusqu’au mois de mai dernier, avant de prendre du galon (18). La hausse substantielle des salaires — entre 20 % et 60 % selon les spécialités — ne suffit pas à attirer les profils. Le salaire moyen dans le CMI de la république du Tatarstan — un haut lieu de l’industrie de défense — s’élevait à 54 000 roubles avant le conflit (environ 600 euros) ; il est aujourd’hui de 100 000 roubles (1 000 euros). Un opérateur de machine-outil à commande numérique peut toucher jusqu’à 250 000 roubles par mois (2 500 euros), ce qui est un salaire très élevé (19). Au niveau fédéral, le salaire moyen dans le CMI est de 80 000 roubles, ce qui le place juste au-dessus du salaire moyen (73 700 roubles) (20). Autre frein : en tant que client unique, l’État impose ses tarifs, et l’OPK ne peut guère plus compter sur l’export pour « mousser » son chiffre d’affaires. Selon Sergueï Tchemezov, la rentabilité moyenne des entreprises du CMI s’élève à 2,3 % (21).

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