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Le dessalement : technologie au potentiel illimité et vecteur de puissance ?

Entre 2024 et 2028, les dépenses d’investissement dans le dessalement, toutes technologies confondues, sont estimées à 42,6 milliards de dollars, avec 29 milliards polarisés en Afrique du Nord et au Moyen-Orient, soit 68 % des montants. Une forte expansion est également attendue en Asie-Pacifique avec 17,1 % des dépenses d’investissement projetées (7).

Des facteurs limitants pourtant bien présents

Mais, comme pour tout marché à fort potentiel de développement, les arbres ne monteront pas jusqu’au ciel. Le dessalement rencontre en effet plusieurs facteurs limitant son succès attendu.

Le premier argument de ses détracteurs porte sur son empreinte carbone. En 2021, l’ONU a indiqué que la production quotidienne de 95 millions de mètres cubes d’eau dessalée dans le monde entrainait des émissions de gaz à effet de serre équivalant à 100 millions de tonnes de CO2 (8).

La technologie d’osmose inverse, composant les deux tiers du parc de dessalement, nécessite 3 kWh par mètre cube d’eau dessalée avec un objectif d’efficience énergétique poursuivi par la profession de 2,5 kWh/m³ en 2030. C’est certes quatre fois moins que les technologies thermiques encore dominantes au niveau mondial il y a trente ans. Mais c’est encore bien plus que l’empreinte énergétique du traitement conventionnel des eaux de surface et des eaux souterraines, estimée en moyenne à 0,5 kWh/m³ d’eau potable produite (auxquels doivent cependant être ajoutés le cout en électricité induit par les pompages, en particulier si les eaux proviennent de nappes phréatiques). C’est également plus qu’une autre ressource en eau alternative prometteuse qu’est la réutilisation des eaux usées, dont l’empreinte est de 1 kWh/m³.

La marche forcée vers le dessalement induit parallèlement une facture énergétique élevée. Comme souligné dans un récent rapport de l’Institut français des relations internationales (9), la consommation d’électricité du dessalement a par exemple été multipliée par trois en Arabie saoudite pendant la période 2005-2020, pour atteindre environ 6 % de la consommation totale d’électricité du royaume. C’est également 5 % de la consommation électrique de Chypre. C’est pourquoi, quand la Jordanie souhaite avoir recours au dessalement pour tenter, légitimement, de réduire sa vulnérabilité hydrique, la question sous-jacente reste l’électricité, d’autant plus dans un pays où la Water Authority of Jordan est déjà le plus grand consommateur d’électricité au niveau national et où 96 % du fioul et du gaz nécessaires au fonctionnement des centrales électriques jordaniennes sont importés.

L’autre élément critique envers le dessalement porte sur les rejets en mer. Dans une étude de 2019, l’ONU indique que les 95 millions de mètres cubes d’eau dessalée chaque jour dans le monde rejettent 140 millions de mètres cubes par jour de saumure (10), soit un facteur de quasi 1,5. Pour un litre d’eau dessalée, 1,5 litre d’une solution aqueuse d’un sel saturé ou en forte concentration est rejeté en milieu marin.

Les systèmes d’osmose inverse, majoritaires comme nous l’avons vu, produisent également une saumure dont la salinité est plus élevée que le dessalement thermique. Or, ces augmentations de salinité, en fonction de leur lieu de rejet et de la nature des courants, peuvent avoir des conséquences sur les écosystèmes marins. Ce sont potentiellement des perturbations des chaines alimentaires marines, avec par exemple une photosynthèse des plantes marines entravée en raison de la réduction de la lumière.

Ensuite, en même temps que les saumures sont rejetées des particules chimiques utilisées dans les processus de dessalement, visant à lutter contre l’entartrage ou à nettoyer les membranes de filtration. Ce sont ces additifs chimiques qui, pour les scientifiques, peuvent être préjudiciables et entrainer la mort d’organismes marins sensibles.

D’autres facteurs comme le réchauffement des eaux viennent s’ajouter à la liste de ces critiques, mais il n’en demeure pas moins que, pour apaiser la soif de consommation de populations entières et de leurs activités, certains États n’ont plus d’autre choix, en raison de la modification des régimes pluviométriques nés du changement climatique auxquels ils sont confrontés. Ils s’engagent ainsi dans la voie du dessalement pour couvrir leurs besoins stratégiques. C’est le cas de Taïwan, qui entend mieux sécuriser son alimentation en eau pour la production de semi-conducteurs, dont l’ile est le leader mondial. Le 19 octobre 2023, son gouvernement a annoncé un plan de 13 milliards d’euros pour l’adaptation au changement climatique dans les quatre prochaines années, incluant la construction d’usines de dessalement.

Un rapport de 2022, sorti juste avant la tenue de la COP27 en Égypte (11), montre également tout le potentiel du dessalement en soutien des économies de quatre pays africains confrontés à un stress hydrique grandissant tout en disposant de milliers de kilomètres de côtes : l’Afrique du Sud, l’Égypte, le Maroc et la Namibie. Ainsi, même si cette technologie n’est pas, de l’avis d’un grand nombre d’experts, la panacée, son grand mérite est d’offrir une réponse alternative fiable et rapide face aux manques d’eau. La solution passe assurément par son intégration dans un mix de production destiné à atteindre la sécurité hydrique, sur le modèle de ce qui nous semble un exemple à suivre : celui de Singapour.

Quand la cité-État acquiert son indépendance en 1960, elle dépend de la Malaisie voisine pour son alimentation en eau. Grâce au programme « NEWater » lancé en 1990 par le charismatique et visionnaire Premier ministre Lee Kuan Yew, il est estimé qu’à horizon 2060, lors du centenaire de son indépendance, le dessalement fournira 25 % des besoins en eau de Singapour, aux côtés de la réutilisation des eaux usées qui en couvrira la moitié. Les trois quarts de l’alimentation en eau de ce qui sera une des économies les plus fortes et robustes du monde seront issus de ressources en eau alternatives, offrant ainsi un bon niveau de résilience face à de multiples scénarios de la menace, dont les évènements climatiques extrêmes.

Notes

(1) DesalData, Global Water Intelligence, Desalination Plants, 2021 (https://​www​.desaldata​.com).

(2) PIB nominal par habitant de 81 900 dollars en 2023.

(3) Major James E. Lovell, USAF, « The threat of intentional oil spills to desalination plants in the Middle East: a U.S. security threat », Air Command and Staff College, Air University, avril 1998 (https://​apps​.dtic​.mil/​s​t​i​/​t​r​/​p​d​f​/​A​D​A​3​9​8​7​6​8​.​pdf).

(4) Le 20 janvier 1991, cinq tankers avaient déchargé près de trois millions de barils de pétrole brut dans le port koweïtien de Mina al-Ahmadi. Dans le même temps, une conduite sous-marine avait été sabotée et avait déversé son contenu en mer, à quelques kilomètres des côtes koweïtiennes.

(5) Au niveau mondial, ce procédé prédomine en raison de sa plus faible consommation d’énergie et de son efficacité supérieure à celle des autres technologies de dessalement thermique (voir infra). Il utilise le principe de l’osmose pour éliminer le sel et les autres impuretés en faisant passer l’eau de mer ou l’eau saumâtre à travers des membranes semi-perméables.

(6) H. Khordagui, « Perspectives en matière de dessalement dans la région méditerranéenne. Réunion d’un groupe d’experts sur les impacts environnementaux cumulés du dessalement en Méditerranée », projet SWIM, 2014, cité en page 2 de « Dessalement en Méditerranée : des mesures pour atténuer les risques et impacts environnementaux », Plan Bleu, Notes, n°46, juin 2024 (https://​planbleu​.org/​w​p​-​c​o​n​t​e​n​t​/​u​p​l​o​a​d​s​/​2​0​2​4​/​0​6​/​N​o​t​e​-​t​h​e​m​a​t​i​q​u​e​-​d​e​s​s​a​l​e​m​e​n​t​-​1​.​pdf).

(7) Global Water Intelligence, DesalData, « Desalination forecast, capital expenditure by region 2024-2028 », 2023.

(8) Plan Bleu, Notes, n°46, juin 2024, op. cit., p. 3.

(9) Marc-Antoine Eyl-Mazzega, Élise Cassignol, « Géopolitique du dessalement d’eau de mer », IFRI, Études de l’FRI, septembre 2022, p. 4 (https://​www​.ifri​.org/​s​i​t​e​s​/​d​e​f​a​u​l​t​/​f​i​l​e​s​/​a​t​o​m​s​/​f​i​l​e​s​/​e​y​l​-​m​a​z​z​e​g​a​_​c​a​s​s​i​g​n​o​l​_​g​e​o​p​o​l​i​t​i​q​u​e​_​d​e​s​s​a​l​e​m​e​n​t​_​e​a​u​_​m​e​r​_​2​0​2​2​.​pdf).

(10) Edward Jones, Manzoor Qadir, et al., « The state of desalination and brine production: A global outlook », Science of the Total Environment, vol. 657, mars 2019, p. 1343-1356 (https://​www​.sciencedirect​.com/​s​c​i​e​n​c​e​/​a​r​t​i​c​l​e​/​a​b​s​/​p​i​i​/​S​0​0​4​8​9​6​9​7​1​8​3​4​9​167).

(11) James Assem, Meg Thompson, et al.,« Opportunities for impact in desalination. Practical thinking on investing for development », British International Investment, décembre 2022 (https://​assets​.bii​.co​.uk/​w​p​-​c​o​n​t​e​n​t​/​u​p​l​o​a​d​s​/​2​0​2​2​/​1​2​/​2​7​1​7​2​5​4​8​/​O​p​p​o​r​t​u​n​i​t​i​e​s​-​f​o​r​-​i​m​p​a​c​t​-​i​n​-​d​e​s​a​l​i​n​a​t​i​o​n​_​B​I​I​.​pdf).

Légende de la photo en première page : Usine de dessalement d’eau de mer de Hadera, en Israël, qui en 2010 était la plus grande installation de ce type au monde. Grâce à ce type d’usine, Israël a le taux d’utilisation d’eau dessalée par habitant le plus élevé au monde, avec près de 75 % de l’eau consommée dans le pays qui provient directement de la Méditerranée. (© Shutterstock)

Article paru dans la revue Les Grands Dossiers de Diplomatie n°82, « Géopolitique des mers & océans », Octobre-Novembre 2024.

À propos de l'auteur

Franck Galland

Spécialiste des questions sécuritaires liées aux ressources en eau, dirigeant de Environmental Emergency & Security Services – (ES)², cabinet d’ingénierie-conseil spécialisé en résilience urbaine, chercheur associé à la Fondation pour la recherche stratégique, auteur de Guerre et eau : l’eau, enjeu stratégique des conflits modernes (Robert Lafont, 2021).

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