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Des défaites post-1945 aux « guerres stupides ». Pourquoi les États-Unis ne gagnent-ils plus ?

La conclusion de tout cela est qu’il faut repenser, « architecturer » la guerre différemment, en se rapprochant d’une notion qui n’est pas si nouvelle : celle de « guerre totale ». C’est ce que les Américains appellent « DIME » pour Diplomacy, Information, Military, Economics : si les États-Unis veulent gagner des guerres, ils doivent mobiliser à la fois tous les facteurs de la puissance (DIME), mais aussi tous ses acteurs — en d’autres termes, pas seulement le Pentagone, mais aussi le Département d’État, l’exécutif et l’ensemble des agences fédérales (notamment de renseignement).

En 2007, sort également le fameux rapport (4) sur le smart power (« puissance intelligente ») de Richard Armitage et Joseph Nye, deux politologues américains qui invitent à rééquilibrer les outils de la puissance, de manière à utiliser habilement les outils du soft power (diplomatiques ou économiques) et les outils du hard power (essentiellement militaires). Mais ce discours n’émane pas seulement des élites de Harvard ou des démocrates libéraux. Il vient du terrain, des militaires eux-mêmes. Il est ensuite repris par Bob Gates sous le premier mandat d’Obama ; on se rappelle qu’il avait été un soutien d’Hillary Clinton lorsqu’elle avait défendu un rééquilibrage des outils de politique étrangère et des engagements américains à l’extérieur.

Ces réflexions partent aussi du constat, chez les élites militaires comme politiques ou civiles, que les conflits d’aujourd’hui sont principalement de nature asymétrique, et qu’un conflit ou une guerre asymétrique ne se remporte pas de la même manière que des conflits symétriques. En ce sens, peut-être l’erreur américaine majeure a-t-elle été, au moins pendant la seconde moitié du XXe siècle, de penser qu’on était dans des conflits symétriques et que la surcapacité militaire américaine serait suffisante pour les gagner.

La méconnaissance culturelle de l’ennemi est un argument régulièrement mis en avant par les analystes pour expliquer les échecs américains. Quelle est selon vous la part de responsabilité de ce facteur ?

C’est absolument vrai et c’est un constat qui vient sans doute corroborer l’aspect psychologique de la guerre évoqué plus haut. Les retours d’expérience (retex) du Vietnam et de l’Afghanistan le montrent bien. Par exemple, les militaires américains se sont rendu compte qu’ils utilisaient pour leurs campagnes d’information des supports écrits ou des outils numériques très élaborés, mais que les populations locales ne pouvaient pas comprendre parce qu’elles ne savaient pas lire ou ne disposaient pas des outils adéquats pour les lire. Ils ont ainsi sous-estimé le fait que, pour s’adresser aux populations locales, il fallait passer par des chefs reconnus ou des lettrés qui avaient le respect, l’autorité et la confiance des populations.

Pour un certain nombre de militaires français notamment (5), ce problème de culture stratégique américaine — qui était peut-être adaptée au monde d’hier mais pas à celui d’aujourd’hui et surtout pas à ses diversités locales — est central, notamment parce qu’il affecte l’image de l’armée américaine au sein des populations locales. Ce déficit d’image, engendré aussi par exemple par l’utilisation de drones, sous l’administration Obama, pour procéder à des bombardements à l’aveugle au Pakistan (bombardements qui ont tué des civils), fait que les États-Unis sont souvent perçus comme l’ennemi et non l’allié, même quand il s’agit de lutte anti-terroriste.

In fine, est-ce « la faute » du Pentagone ? du Congrès ? des présidents ? Qui prend réellement la décision de faire la guerre et comment s’articulent les conflits d’influence au sein des administrations américaines ?

Sans que ce soit une question de « faute », on touche là à une difficulté majeure, bureaucratique, et qui n’est pas propre aux États-Unis : c’est celle du travail en silos, sans communication efficace entre les différents ministères ou agences impliqués. Cela peut, en effet, avoir conduit à l’échec de certaines opérations. L’exemple le plus marquant sous la présidence Trump est certainement celui du retour des guerres de l’information, avec l’ingérence russe dans la campagne électorale de 2016 : il a montré la difficulté à gérer de manière coordonnée une menace de nature protéiforme et qui touchait aussi bien à la sécurité intérieure qu’aux questions de défense. Les responsables politiques américains ont donc dû réfléchir à l’amélioration de ce processus interagences et ils le font, tout particulièrement depuis 2017, au Congrès notamment.

Dans ce domaine, l’acteur essentiel, c’est finalement le Conseil national de sécurité (CNS), organe de conseil, de coordination et parfois d’impulsion dépendant directement du président des États-Unis (6). Ce dernier est, dans tous les cas, le Commander-in-chief (celui qui dirige l’armée). Parfois, il prend des décisions au sein d’une équipe très resserrée avec son seul CNS, pour finalement téléguider le Pentagone, comme Obama essayait de le faire pendant son deuxième mandat. Parfois, les modalités de décision sont découplées, avec le président d’un côté, le Pentagone avec ses généraux de l’autre. Dans ce cas, le CNS joue tout de même un rôle de liaison essentiel.

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