Magazine Diplomatie

La Turquie face à la guerre entre la Russie et l’Ukraine : atouts et limites d’une politique de médiation

Cette configuration particulière de la relation entre Turquie, Russie, Ukraine et Occident explique en partie le positionnement de la Turquie dans le conflit. Il est fait de pragmatisme et de médiation, mais souffre également de limites.

La Turquie se veut une force de médiation dans le conflit

Dès l’annexion de la Crimée et le conflit séparatiste du Donbass en 2014, la Turquie a pris une très nette position en faveur de l’Ukraine, et ce, malgré sa dépendance économique vis-à-vis de la Russie. Ce positionnement est d’autant plus délicat que la Turquie est plus vulnérable que jamais à une forme diffuse d’encerclement russe : au Nord en Ukraine, à l’Est dans le Caucase, au Sud en Syrie sous protectorat russe (9). Elle a affiché sa solidarité avec l’Ukraine pour défendre elle aussi son intégrité territoriale. Avec l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022, le soutien turc à Kyiv s’est poursuivi et renforcé, à tous les niveaux : économique, militaire et diplomatique.

Paradoxalement, et parallèlement à son soutien aux Ukrainiens, la Turquie a fermement critiqué l’invasion russe tout en maintenant d’importants échanges commerciaux avec la Russie. L’importation de gaz s’est poursuivie, la centrale nucléaire d’Akkuyu a été inaugurée et les échanges commerciaux n’ont pas fléchi. De plus, la Turquie s’est désolidarisée des sanctions occidentales contre la Russie. Et de fait, par sa position géographique et parfois sa complicité, étatique ou entrepreneuriale privée, elle a même permis d’en atténuer les effets, voire de les contourner (10).

Ainsi, dans les faits, ce pas de trois turco-russo-ukrainien se révèle particulièrement complexe et d’autant plus difficile à expliquer par le prisme européen qu’il puise ses motivations dans la défense des intérêts suprêmes de la Turquie, qui ne sont pas ceux de notre espace européen ou plus largement occidental. Les positionnements turcs à effets inverses sur ses deux voisins envoient des signaux divergents, qui montrent l’importance de cet acteur pivot dans le conflit, mais qui accusent en même temps la fragilité d’une ambition médiatrice. Il est toujours difficile d’être à la fois juge et partie. Concrètement, quels sont les atouts et quelles sont les chances de la Turquie de pouvoir jouer ce rôle de médiation diplomatique entre les forces belligérantes ?

À trois reprises déjà depuis le déclenchement du conflit russo-ukrainien, Ankara a prouvé qu’elle était en mesure de faire se rencontrer les belligérants pour entamer le nécessaire travail de dialogue en vue d’un apaisement. La première rencontre de haut niveau eut lieu à Antalya dès le mois de mars 2022, entre ministres des Affaires étrangères russe, ukrainien et turc. Bien que cette première tentative de conciliation n’ait pas produit de résultats positifs concrets, elle a permis a minima d’établir un dialogue entre les deux belligérants. Une deuxième rencontre entre les deux pays en guerre eut lieu grâce à la Turquie en juillet de la même année mais cette fois-ci à Istanbul (11). Plus positive que la première, elle a ouvert la voie à une troisième rencontre diplomatique à l’initiative toujours de la Turquie, et surtout à la signature d’un accord céréalier sous l’égide des Nations Unies. Crucial, cet accord a permis à de nombreux pays au Moyen-Orient, en Afrique et ailleurs de continuer à recevoir du blé et d’autres céréales produites en Ukraine, et sans lesquelles la communauté internationale n’aurait pu éviter une crise alimentaire dans des pays déjà fragiles par de nombreuses difficultés économiques et sociales (12). Certes, cet accord a depuis été interrompu, un an après son entrée en vigueur, en juillet 2023, mais entre-temps des solutions de remplacement ont été trouvées, par d’autres voies d’exportation pour l’Ukraine ou d’autres sources d’approvisionnement pour les pays dépendant du blé ukrainien. Néanmoins, le rôle de la Turquie dans ce dossier fut primordial dans l’évitement d’une nouvelle crise majeure aux répercussions mondiales.

Aussi, pour pouvoir continuer à jouer un rôle de médiation, la Turquie se fonde tout naturellement sur sa position géoéconomique, puisqu’elle est frontalière avec les deux pays et entretient des liens économiques cruciaux avec eux. Mais surtout, la Turquie aspire à ce rôle de médiation sur la base de son statut de pays membre fondateur de l’OTAN et de pays non impliqué dans les disputes entre Occident et Russie dans les mois et années qui ont précédé l’invasion de l’Ukraine. Enfin, les relations interpersonnelles entre Erdoğan et Vladimir Poutine, mais aussi entre Erdoğan et Volodymyr Zelensky, contribuent à cette ambition médiatrice de la Turquie.

0
Votre panier