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L’ordre nucléaire mondial

L’historiographie de l’ordre nucléaire indique qu’une réflexion critique sur le sujet traverse les quatre-vingts dernières années à bas bruit. Dans un article de 1978 pour Politique étrangère, Karl Keiser, universitaire allemand, était par exemple « à la recherche d’un ordre nucléaire mondial » (10). Il entamait son argument par le constat d’un consensus qui se serait effondré quant aux règles de fond et aux objectifs du système nucléaire mondial. Huit années après l’entrée en vigueur du TNP, l’année 1978 n’évoque pourtant pas la rupture d’un ordre existant mais, au contraire, la consolidation d’un ordre multilatéral acté par l’entrée en vigueur du Traité en 1970. Quatorze ans plus tard, Stanley Hoffmann publiait un article traduit pour la revue Esprit, « Les illusions de l’ordre mondial », selon lequel « dans l’Histoire, un ordre s’effondre quand est contestée l’hégémonie de la nation dominante ou quand n’arrive pas à s’établir une hégémonie » (11). Là encore, l’année 1992 n’évoque pas un effondrement de l’ordre nucléaire mondial.

Vu depuis la fin de l’année 2024, il s’agirait plutôt du temps béni du dialogue stratégique bilatéral, d’une victoire de l’approche pragmatique de la maitrise des armements et de l’affermissement d’un ordre nucléaire prudent : les puissances nucléaires mettaient fin à la « course aux armements », ancraient dans le réel le processus de désarmement que dispose l’article 6 du TNP, coopéraient pour limiter les risques de prolifération. Trois années plus tard, la cinquième conférence quinquennale du Traité actait sa prorogation pour une durée indéfinie : l’instrument devenait selon l’expression consacrée « la pierre d’angle » d’un ordre nucléaire mondial consolidé. Hoffmann avait-il tort ?

La découverte du programme nucléaire irakien à l’été 1991 plongea l’AIEA dans la stupeur et le doute sur le système de garanties mis en place par le régime de non-prolifération. Mais cette découverte permit le renforcement de l’application des garanties de l’Agence par l’adoption du programme « 93 + 2 » : en mai 1997, le Conseil des gouverneurs approuvait le modèle de protocole additionnel aux accords de garanties généralisées qui renforce considérablement les capacités de l’AIEA à assurer l’absence de matières et d’activités nucléaires non déclarées dans les États non dotés de l’arme nucléaire. À ce jour, 141 États et Euratom ont mis en vigueur des protocoles additionnels. Treize autres États en ont signé un mais ne l’ont pas encore mis en vigueur. En définitive, l’affaire nucléaire irakienne évoque à la fois l’argument d’un désordre et celui d’un ordre. Elle indique, parmi tant d’autres illustrations, que ce sont bien les occurrences du désordre nucléaire qui déterminent une dynamique d’ordre.

Centralité et fragmentations

Si l’ordre nucléaire mondial a du sens, c’est comme réalité empirique qui relève d’une invention continuelle dont la mesure dépend de la qualité de la coopération des acteurs qui y participent, elle-même dépendante d’une multiplicité de facteurs. C’est dire que l’ordre nucléaire n’est pas un fait juridique, ou stratégique. Ce n’est pas non plus une tendance historique linéaire. C’est un objectif politique qui fluctue en permanence selon les intérêts, les ambitions, les moyens de ceux qui l’endossent et s’essaient à le formuler. La question que pose aujourd’hui sa teneur est celle du sens que lui donnent assez de ces acteurs pour la qualifier.

L’analyse stratégique occidentale depuis dix ans s’accorde sur la centralité retrouvée des armes nucléaires dans les relations internationales de sécurité. Le début de la guerre russo-ukrainienne avec l’invasion de la Crimée par la Russie en 2014, accompagnée d’un premier chantage nucléaire, l’exacerbation de la compétition stratégique entre les États-Unis et la Chine ainsi que l’augmentation et la diversification prévisible de l’arsenal nucléaire chinois, l’affirmation du statut nucléaire de la République populaire démocratique de Corée (RPDC) au cours des années 2010, ou encore la modernisation des arsenaux de tous les États dotés, ont réinstallé l’arme nucléaire au centre du jeu. Dans le détail, le facteur nucléaire avait certes perdu de sa saillance au cours des deux premières décennies de relations interétatiques post-guerre froide. Encore faut-il rappeler que les praticiens de la dissuasion nucléaire, eux, n’ont jamais considéré qu’il s’agisse d’un paramètre de la sécurité interétatique dépassé par la disparition de la menace soviétique après 1991.

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