Magazine Moyen-Orient

Stratégies et dilemmes de la sécurité alimentaire en Égypte

De la réforme agraire sous Gamal Abdel Nasser (1954-1970) au lancement du projet « New Delta » en 2021, en passant par la libéralisation des prix agricoles et du foncier dans les années 1990, les politiques agricoles égyptiennes sont au cœur d’un faisceau de facteurs et d’acteurs dont les intérêts et les capacités à agir sont inégales. Ce système d’acteurs – État, coopératives agricoles, paysans, entreprises nationales et multinationales, boulangeries gouvernementales, Fonds monétaire international (FMI), banques de développement, ONG – se recompose au gré des crises économiques, de la géopolitique mondiale, des pressions des institutions internationales et des idéologies politico-économiques dominantes.

La sécurité alimentaire de la population compte parmi les impératifs les plus urgents et politisés du gouvernement. L’approvisionnement en pain des 105,69 millions d’Égyptiens estimés par les autorités en 2023 est un sujet sensible et incarne même un véritable risque politique, notamment depuis les « émeutes du pain » de janvier 1977, qui avaient poussé le président Anouar el-Sadate (1970-1981) à retirer une réforme des subventions alimentaires.

Un défi permanent

Plus de trente ans après, la forte hausse des matières premières à l’échelle mondiale en 2007-2008 a provoqué de nouvelles manifestations de la faim en Égypte et engendré un mouvement de contestation dans de nombreux pays dits du Sud. Le rôle des revendications alimentaires dans les soulèvements de 2011 a été beaucoup débattu, et le pain apparaît comme symbole de la révolution de la place Tahrir contre le régime de Hosni ­Moubarak (1980-2011), et plus largement, des révolutions arabes. Les répercussions de la Covid-19 en 2020-2021, la guerre en Ukraine depuis février 2022 ainsi que les impacts du changement climatique à différentes échelles ne cessent de rappeler aux autorités égyptiennes que l’approvisionnement alimentaire et sa sécurisation ne doivent jamais être tenus pour acquis.

Dans le contexte actuel de crises multiples et de menaces croissantes sur ses ressources environnementales, l’Égypte a fait de la sécurité alimentaire et de la sécurité hydrique une double priorité politique : 80 % des ressources en eau du pays sont en effet utilisées pour l’agriculture. Alors que le Nil fournit toujours la majorité des besoins, l’achèvement du Grand Barrage de la Renaissance en Éthiopie est au centre de vives tensions géopolitiques. Cette infrastructure située en amont du fleuve est considérée par Le Caire comme une menace de premier ordre pour l’approvisionnement en eau et la stabilité du pays à moyen et long termes.

Par ailleurs, les impacts du changement climatique, combinant augmentation des températures et montée du niveau marin, placent le delta du Nil parmi les « points chauds » de la planète. Cette région demeure le principal espace de production agricole du pays et regroupe environ 60 % de la population. Alors qu’il est déjà sous forte pression de la croissance urbaine depuis le milieu du XXe siècle, le delta est menacé par la salinisation des sols et des nappes : 30 % des exploitations égyptiennes seraient affectées par les intrusions d’eau de mer à l’origine de pertes de terres fertiles. Ces menaces sur les sols historiquement mis en valeur sont instrumentalisées par le pouvoir pour justifier la conquête de territoires désertiques et poursuivre l’ambitieux programme étatique de bonification du désert lancé dès le tournant des années 1960 et accéléré avec la libéralisation de l’agriculture depuis les années 1990 (1).

Dépendance aux importations 

La dépendance de l’Égypte vis-à-vis des importations de céréales, installée dans les années 1960, s’est considérablement accrue dans les années 1980, avant de se réduire, puis d’augmenter de nouveau depuis 2005. Le taux d’autosuffisance de l’Égypte en blé était ainsi de 60 % en 1960, 36 % en 1965, 23 % en 1985, 56 % en 2005, se stabilisant autour de 50 % pendant les années 2010. Au cours de l’année fiscale 2023-2024, 11,5 millions de tonnes de blé devraient être importées par la république arabe, la plaçant au deuxième rang derrière la Chine, et devant l’Indonésie et la Turquie.

La relation du pouvoir égyptien aux grands exportateurs de céréales, d’une part, et aux acteurs locaux de la production, d’autre part, s’impose comme un élément de compréhension des politiques agricoles et relève, plus largement, de l’économie politique du pays et de ses évolutions depuis les années 1950. En juillet 1954, la loi publique américaine PL-480, souvent désignée par l’expression « Food for Peace Act », est votée : elle marque le début de la dépendance croissante de l’Égypte vis-à-vis des importations de blé. Le pays en bénéficie en tant que non-aligné en période de guerre froide. Cette aide américaine est réduite en 1965 à la suite du rapprochement de Gamal Abdel Nasser avec l’Union soviétique, avant d’être stoppée en juin 1967 quand éclate la guerre contre Israël. Elle reprend dans les années 1970, notamment après la défaite américaine au Vietnam en 1975. L’Égypte devient alors le plus gros bénéficiaire des livraisons alimentaires américaines, recevant cinq fois plus que tout autre pays.

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